Amougies Festival 1969
54 / Amougies
Festival 1969 : 4ème jour
de festival
Lundi matin : 4ème jour de festival où la musique est devenue environnement, nouvelle nature ou forêt vierge, les nouveaux « sauvages » ne cherchent plus à écouter des « compos » sonores mais vivre une autre destinée en communauté pleinement musicale. Le mur du « son » est franchi. On vit.
Fred déambule un peu sonné, groggy comme les autres au milieu des sacs de couchages et se retrouve dehors et croise Pierre Clémenti avec des amies un sac de couchage sur les épaules qui se dirige vers une DS commerciale bourrée d’oreillers, de couettes et de couvertures. Freddie le reconnaît et déclame en le dépassant : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie… » Clémenti se retourne et sourit en amorçant un commentaire mais son entourage lui parle… le reprend… et le froid… et la tête dans les étoiles… et les vappes… Les carapaces ne sont pas toutes entièrement tombées ; Fred passe son chemin.
Le public du W.E. est parti, il ne reste que les aficionados et Marc le voltigeur du soir qui fait sa tournée d’entretien :
— On ne va pas parler des groupes français car ça va tourner à l’obsession ! attaque-t-il.
— Aujourd’hui j’ai flâné, pris une douche… J’ai reconnu
Eric Bamy et je l’ai entendu au retour sans les écouter tel un mur sonore,… un environnement avec son groupe Les Frogeaters que j’avais vu au Golf il y a quelques temps qui était déjà dépassés mais là le public les a trépassés sans mauvais jeux de mots, enfin !
— On a encore deux jours de musique ; il faut en profiter au maximum. Ne nous laissons pas gagner par la lassitude !
— Absolument de ton avis ! Ecoutons ! Enregistrons ! Mémorisons !
— Je retourne dans mon jardin comme on dit dans les coulisses du spectacle, ironise-t-il en s’apprêtant comme à son habitude à volter tel l’oiseau de nuit au-dessus des sacs de couchages.
Arthur Jones d’où il retrouve l’atmosphère du disque Scorpio un piano en plus – beaucoup plus structuré : des descentes et des remontées de gammes à fond de cale sur son alto déferlent sur des roulements de toms et de grosse caisse à l’africaine de Claude Delcloo ; les solos de la basse de Bob Guerin empruntent les mêmes chemins de vitesse filant en opposant les basses aux aigus tel un dialogue soutenu entre deux comparses. Morceau suivant : déchaînements-enchaînements du motif comme l’écrit Henri Michaux – fricassé de caisse claire boostée par les semonces de frappe de grosse caisse – cris d’alerte incantatoires à l’alto voire de discours. Puis la mélodie romantique de Sad Eyes qui fout le spleen le long d’un nulle part désertique en dehors de son imagination arpentant, flânant au gré des néons agressifs et autres lumières de Greenwich village pour se rassurer des immeubles en briques zébrés d’escaliers en fer et de la chaleur des clubs de jazz qui se dégage de l’intérieur… porte ouverte. 4ème morceau blues cool de “Brother B.“ au commencement puis déchirure, cris, et trilles incantatoires appels modulés en hurlements stridents du sax – du cool à la rage puis le calme revient et la ballade romantique peut recommencer vouée à l’apaisement des âmes du blues – grande maîtrise du début à la fin.
N’étant pas spécialiste de jazz et encore moins de free-jazz, Fred se laisse emporter depuis le début de cette session de « free » par le changement de souffleur & leader Kenneth Terroade et au violon Alan Silva en gardant la même section rythmique basse/batterie/piano et débarque dans une jungle sonore ; y’a du son partout ! se dit-il. Mais bien vite la jungle devient urbaine et New York transparaît dans les brumes des Bermudes d’Alan Silva même si son violon électrique veut célébrer la lune comme il l’a fait sur un disque. Là ce n’est pas le désert mais le fracas des sons et des stridences à l’instar des sirènes en tous genres qui supplantent toutes échappatoires ou fuites, pense-t-il.
Finalement Fred se fait du concert cette déduction (réflexion) (citation) suivante: « C’est l’homme qui est immobile ; alourdi par la pesanteur, les pieds dans la boue, ancré dans la terre, il n’y a que les âmes qui voyagent (quand ils sont morts). Et puis les églises se mirent à danser. » Des décennies plus tard il apprit que Kenneth était retourné en Jamaïque et qu’il faisait le missionnaire et continuait également de jouer à New York ou ailleurs.
Toujours la même formation mais annoncée maintenant comme celle de Clifford Thornton dont personne s’en plaint – plutôt excellents musiciens. Celui-ci joue d’un instrument qui ressemble à un hautbois et se nomme d’après les connaisseurs qui sont allés aux Indes, installés à proximité de son sac de couchage : un shehnaï. Là ça déménage d’emblée en Afrique avec les congas comme un carnaval panafricain… intello tout de même. Un duo percussions et le Shehnaî qui entraîne tout le monde progressivement dans un solo de l’alto Joseph Jarman splendide que le public applaudit ainsi que la prestation du groupe.
Retour au “tcha poum poum“ avec YES : Fred se demande s’il ne va pas en profiter pour pousser un roupillon. D’emblée, il est conquis par le guitariste qui développe un jeu de guitare (sur une Rickenbaker 330 blanche demi-caisse à la découpe particulière en double pans coupés nets de part et d’autre au bas du manche avec un post collé du nom du groupe) très personnel hormis sa gestuelle forcée qui avec l’organiste essaient de bouger le chanteur pop par excellence qui ont ou le producteur, choisi de « variètisé » le classique sur des chansons folks américains et une rythmique rock. D’ailleurs Peter Banks le guitariste et peu après l’organiste (membres fondateurs) ont quitté le groupe à cause de rajout sur les bandes des disques de violons et violoncelles à la place de leurs solos qu’ils avaient composés. Bref, le premier morceau invite à cavaler dans la nuit et écouter les sons que vos oreilles n’entendent pas dixit la chanson. Puis une reprise des Byrds comme « I see you » montage de séquence en arpège à la guitare, de plages jazziques etc… De 3mn l’original ils en font 15mn ; d’autres chansons folks notamment « Everydays » des Buffalo Springfield hachées à l’électricité et à la batterie. Des berceuses énervées. Progessive rock, sommeil progessif pour Freddy. « It’s love » chantent-ils. Pourquoi pas ! se dit-il.
Engoncé dans son duvet à moitié endormi voire complètement comme la plupart des spectateurs à cause du froid et de l’humidité. Dans son sommeil Freddy entend crier : « Get up ! Get up ! Get up ! Get up !... » . Il voit le batteur Twink des Pretty Things avec un pied de cymbales qu’il frappe comme un malade puis descend de scène tant bien que mal et fend la foule endormie dans les sacs en leur marchant dessus puis grimpe à la plateforme de régie pour escalader un des mâts du chapiteau tout en martelant la cymbale.
C’est là que son copain volant de l’aube – eh oui, déjà ! survient :
« Il a bien fait de nous réveiller en plus je voulais les écouter, dit-il en sous-entendant le groupe.
— Tu dormais aussi ?
— Oui ! Après toutes ces journées et nuits, la fatigue commence à nous gagner. Je ne sais pas si t’as remarqué mais pratiquement tout le monde roupillait… J’espère qu’il ne va pas se casser la gueule ? dit-il en regardant Twink en position très instable qui raisonné par les technos de la plate-forme redescend.
— T’as vu qu’il commence à faire jour !
— Pas tout à fait !
— Ça va pas tarder !
— Alors le Free Jazz ? Les 3 compères Arthur Jones, Ken Terroade et Clifford Thornton, tu les a écoutés ?
— Oui ! Et j’ai apprécié. Peut-être qu’à force d’en entendre on s’y fait. Derrière cet agrégat de rythmiques syncopés, fracassés, il y a des mélodies hyper-intéressantes, très travaillées.
— Absolument d’accord. Ce mælstrom comme tu dis, m’immerge comme dans une musique de film avec des climats, des tensions, des aplats, des phases calmes, des périodes enragées…, etc. Ça rejoint ou découle quand même de la musique classique toutes ces atmosphères ; la différence c’est que cela se passe à l’ère industrielle ainsi que dans les banlieues suburbaines.
— Bien vu enfin bien entendu. T’as remarqué que les morceaux ont toujours un début et une fin comme dans une histoire. Ils racontent ou jouent plutôt une Histoire avec un grand H. Leur Histoire.
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