Hostels de Jeunesse

 

Hostels de Jeunesse

(1966 – 1969)

1 / Il fait nuit le matin et noir le soir

4 heures du matin. Châlons-sur-Marne : le long de la rivière le Mau, la “bien”-nommée, un immeuble de 5 étages abritant le Foyer Jeune Travailleur bâti en L. affiche une façade moderne de grès beige réverbérant dans la nuit. Flanqué de son étrange verrière en saillie – qui entre parenthèses fit penser à Fred quand il la vit pour la première fois, à une énorme armoire bibliothèque qui aurait plus sied sur le pignon d’une médiathèque que sur celui d’un foyer mais cela avait peut-être été mis volontairement par des éducateurs, sensée élever le niveau des jeunes résidents en vue de leur insertion dans la vie adulte – ouvre largement une partie du mur borgne à l’instar d’un panneau publicitaire d’une hauteur de deux étages et éclaire la « cafète » ainsi que la cage d’escalier.

De l’autre côté du cours d’eau, un cimetière fait face ; certains locataires y voient l’été des feux follets ; quant à l’aile du bâtiment elle se trouve collée à un vieil abattoir toujours en activité ; et la route borde l’entrée de l’immeuble là où loge Fred. Pour des jeunes en rupture familiale, l’endroit est… IDEAL…, pour leur rappeler la dureté et la mesquinerie de la société. Mais à l’intérieur dans les coursives, l’édifice semble un navire ultramoderne échoué dans une ville à la remorque de son passé des grandes guerres d’où Fred larguera ses amarres sans se retourner.

Dehors,  il fait noir.  Les couloirs respirent  encore le neuf et le détergent comme à l’hôpital.

Dans la chambre au mobilier stratifié, au couvre-lit en tuft couleur chamois et au sol thermoplastique en damier gris et noir, ça sent le sirop d’anis et la compote de pommes. Quelques affiches-posters de magazines de chanteurs ou de groupes de musique couvrent les murs personnalisant le lieu.

Le premier jour de son arrivée après avoir rempli les formalités administratives dans le bureau du directeur et reçu les clés, il posa ses valises et s’affala sur le lit dans un angle de la pièce tremblant de rage et de colère prêt à exploser sur le lit. Il se demandait pourquoi si jeune il devait se sacrifier de sa famille comme sa demi-sœur et son demi-frère avaient dû s’y résoudre avant lui. Il se sentait abandonné et en voulait à la terre entière.

« De quelle coutume du fond des âges pouvait provenir cette déification d’un jeune enfant ?

— Tu es le meilleur d’entre nous ! avait l’habitude de dire son père pour se et le rassurer.

— Au Pérou, on les enterrait drogués mais bien vivants ! cinglait Fred à l’ironie mordante en son for intérieur.

— Enterré vivant dans la vie avec l’obligation de creuser des galeries pour gratifier narcissiquement ses parents et tenter de sortir à l’air libre ! grinça-t-il dans ses pensées ».

Il n’avait pas le choix ; d’enfant précoce il était devenu une charge, une bouche à nourrir en plus. Refusant de s’apitoyer sur son sort, il repoussa en se relevant énergiquement cette crucifixion psychique, cette paralysie affective et jeta d’un revers du bras  cette momification divine en défaisant ses valises. Le deuil prenait fin.

Fred Petit 15 ans ½ encore ado, les traits fins un peu à l’oriental, sec, noueux, de petite taille pour ne pas déroger à son patronyme, dissimule un visage ovale sous une coupe de cheveux au bol due à ses potes coiffeurs, protégé par des sourcils épais sur des paupières tombantes barrant un front fuyant soutenu par un nez droit, court et un poil retroussé.

Ses joues creuses s’arrondissent comme des balles de ping-pong quand il sourit en coin avec ses lèvres fines & sévères malgré le M de cupidon sobrement dessiné et son menton en légère galoche, voilà pour le portrait.

Il se débarbouille dans le lavabo et se brosse les dents poussées de travers dans son enfance.

Puis tartine sa conserve alternant avec du thon à la tomate un jour sur deux dans un quart de baguette pour son casse-croûte de 9 heures.

Ensuite,  il descend  les  larges marches  en  travertin  vêtu d’un jean’s moulant sur des bottines noires à élastiques et se rend à pied à l’usine de bonneterie située derrière le foyer.

Voûté, le col du caban relevé, les mains au fond des poches, il traverse un nuage d’odeurs nauséabondes provenant de la putréfaction de l’abattoir opérant juste à côté.

La première fois qu’il se rendit à l’usine avec sa mère, c’était un début d’après-midi du mois de juin et il faisait beau. Les temps ont changé;  maintenant  il fait nuit  le matin et noir le soir.

Le vrai début où  il  fit  partie de l’équipe du  matin  à  5 h, comme Arturo Bandini à la conserverie de poisson dans le livre de John Fante « La route de Los Angeles », il se mit à dégobiller à triple boyaux indisposé par les odeurs âcres de la laine multipliées par la chaleur étouffante se retrouvant allongé sur le carrelage dans des W.C. à la « Turc » transpirant comme une bête pour trouver de la fraîcheur ; dorénavant il ne prenait plus ni petit-déjeuner, ni café ni chocolat. Il travaillait à jeun jusqu’à la pause de 9h pour la collation.

A l’entrée après le sas de la pointeuse, les plafonds de la salle des remailleuses et autres finisseuses se perdent en hauteur avec les fils électriques des machines qui pendent des rails avant d’entrer dans la salle de bonneterie proprement dite.

Là à l’instar des métiers à tisser s’alignent les machines de presque 20 m de long, pesant 20 tonnes et possédant une mécanique de très grande précision. Tout le mouvement des peignes et des chariots s’avère créé à partir d’un arbre à came piloté par des bandes perforées permettant des réglages de l’ordre de 1/10mn de façon à ce que les aiguilles ne s’entrechoquent pas.

Le travail de Fred consiste à transférer debout juché sur un caisson en bois des bord-côtes sur deux métiers à tricoter rectilignes de 12 fontures soit 12 pulls face ou dos, d’un peigne ou d’une griffe à un autre – quand l’une finit l’autre recommence. Tout le personnel utilise le mot  « griffe »  car  souvent  il  se  fait piquer sous les ongles parfois profondément.

En rouge sur les carters vert émail en bout  des  machines, s’affiche le nom du fabricant «The Bentley-Cotton » comme pour les limousines de luxe. Cela fait toujours sourire Freddy quand il passe devant car c’est loin d’être le cas. L’huile des métiers se mélangeant à la laine dans les bacs en tôle galvanisée  placés  sous les machines dégagent une odeur écœurante puant le rance.

Sur l’un des côtés de la salle sous des bâches en plastique attendent pour la vente ou la casse, 5 ou 6 métiers laqués noir rectilignes relégués et neutralisés de la même longueur que ceux des pulls, à mailler des bas avec coutures dépassés par les métiers circulaires des bas sans coutures notamment italiens. D’ailleurs Fred les verra partir plus tard en morceaux à la ferraille sous les coups de masse des casseurs. Malheureusement cette fin d’époque en promettait d’autres.

 

2 / La Liberté Expérience

En rentrant vers 14 h, il pique un petit « somme » après avoir déjeuner à la cantine au R.D.C. donnant sur la cour-parking où s’étale de longues fresques abstraites peintes directement sur les murs.

Puis  il se rend chez son prof de guitare prendre ses cours au rez-de-chaussée d’une petite maison moyenâgeuse dans l’arrière-boutique de son magasin tout en lambris vernis au milieu d’instruments de musique en face de l’école des Arts et Métiers.

C’est cette passion et son environnement qui motivent et font vivre Fred.

En 1966-67, Jimi Hendrix joue « Purple haze », Bob Dylan « Like a rolling stone ».  Les électrophones sont bi-tension (à piles & en 220V), les pulls mini avec Polnareff, les pantalons marins avec Antoine et les chemises à fleurs.

« C. C. Rider » ou See, see, rider ou Easy rider : à l’ origine un voyageur à cheval, en train, en bus… de femmes en femmes, guitare au dos… facile le « ride », la route…, gueule Eric Burdon des « Animals » dans le jukebox du foyer. Tout le monde décampe. Les temps ont vraiment changé et ils le font à toute vitesse et sans répit. Le coup de balai ne s’arrêtera plus. Et Fred sent tout cela et veut en profiter en épousant le « mouvement ». Être là au bon moment et les bons moments sont  partout. Il suffit de regarder et de s’informer un minimum pour être dans le flux.

Thierry de la chambre d’en face, jeune travailleur électricien du bâtiment, grand échalas blond avec la mèche à la « Beatles » sur les yeux, une acné encore visible, moulé dans son jean’s velours « Levi Strauss » et chaussé de ses éternelles baskets, comme chaque soir vient frapper à la porte de la chambre de Fred pour prendre des nouvelles.

—  Salut ! Alors cette journée, comment ça c’est passé ? demande-t-il en souriant avec la lèvre supérieure en forme de bec.

— J’ai dormi puis je suis allé au cours de guitare. Et toi ?

— J’ai trouvé le bouquin du maître du polar français. Ça faisait un moment que je le cherchais ! Tiens, dit-il en lui tendant le livre d’Albert Simonin « Touchez pas au grisbi », avec un lexique d’argot à la fin, continue-t-il. Tu peux le lire, je l’ai déjà fini. Cet après-midi, je ne travaillais pas et je l’ai avalé d’une traite. San-Antonio s’en est beaucoup inspiré.

Thierry lui fait en quelque sorte son éducation en littérature populaire, Fred étant le plus jeune de tout le foyer. Il l’a d’ailleurs baptisé « Tout-p’tit » comme on appelle les plus jeunes à l’orphelinat. Alors que lui se voyait déjà « Tout Grand »… folksinger : « faudra beaucoup travailler et mettre les bouchées double pour exprimer simplement les choses qu’il pense avoir à dire, se dit-il ».

C’est lui qui lui prête les premiers San Antonio tel que « Laissez tomber la fille » ou « Réglez-lui son compte » ou encore « Les souris ont la peau tendre » en passant par Auguste Le Breton avec « Razzia sur la chnouf » ou « Du rififi chez les hommes » puis évidemment les S.A.S. pour l’érotisme ou encore James Hadley Chase pour les bas-fonds américains et la Série Noire sans oublier O.S.S. 117 de Jean Bruce pour l’exotisme.

Mais ce qui lui importe le plus est l’apprentissage de la liberté, la liberté expérience pour paraphraser Jimi Hendrix, avec son travail très dur à l’usine dans un premier temps et d’essayer de concilier son appel de l’aventure urbaine en second lieu. Pour lui à cette époque, celui-ci passe nécessairement par la musique et son influence beaucoup plus que par le livre. La culture audio pour sa génération a pris le dessus sur l’écrit que ce soit la radio, le disque ou la télé.

— T’as vu  « Salut les copains » a fait un numéro sur les groupes de rock anglais où ils alignent des photos des Animals, des Them, des Who et autres Pretty Things. On a l’impression que le journal est dépassé, dit-il en lui montrant des pages du magazine.

— Ils sont restés à la période « yéyé » et n’ont pas voulu voir que les jeunes avaient évolué vers plus d’authenticité comme ces anglais qui ressemblent à des clochards ou des beatniks avec leurs cheveux hyper longs à l’inverse des Beatles qui font enfants de bonne famille. La lecture a aussi évolué. Avant on lisait des bouquins de cow-boys maintenant c’est des romans policier, d’espionnage voire des bouquins en argot d’anciens taulards. La jeunesse paraît bien plus réaliste que la presse ne laisse voir.

« A chacun son chemin ! » pense Fred allongé sur son lit. Et le lendemain, ils recommencent l’un dans le plâtre à reboucher les saignées des câbles électriques et l’autre à transférer des bords côtes sur des métiers à tricoter, l’un dans les courants d’air glacial du béton et l’autre dans la chaleur vomitive de la laine. Pas le temps de s’apitoyer sur son sort : « Quand on quitte ses parents (partis en Belgique), il faut renoncer au luxe d’être enfant ! »,  lui rabâchaient tous les anciens du foyer.

Le mercredi,  Fred retrouve Richard son alter ego des 2x8 pour la maintenance des machines, grand brun, les cheveux mi-longs bouclés, toujours bronzé, portant des santiags et la chemise bariolée ouverte sur la poitrine nue achevant son style country. Vers la fin, ils disposent d’un peu de temps pour échanger des infos sur la musique, les disques, les vêtements ou les revues. Ça change de l’angoisse du chômage technique qui plane de plus en plus dans l’entreprise et qui inquiète les jeunes.

Comme tous les deux jouent de la guitare, Fred en débutant et Richard comme guitariste confirmé dans un orchestre les week-ends ; il demande à son aîné des plans d’accord sur tel ou tel morceau. C’est ce même Richard qui lui a vendu sa première guitare qu’il a lui-même fabriquée. Elle sonnait un peu comme une cagette ou une « dobro » (guitare américaine avec une plaque de métal comme table d’harmonie servant de résonateur) : un travail de titan malgré tout qui laissera Fred perplexe mais l’instrument révèlera bien une réalisation amateur. Depuis il s’est acheté une guitare neuve de folk chez son prof, la sienne étant parti avec son vélo et sa canne à pêche dans le déménagement avec ses parents vers les greniers de l’oubli à la lisière des marais de Saint-Gond où habite sa grand’mère maternelle.

 

 

3 / Dans une autre dimension

Alain de taille moyenne, fin, maigre portant des jeans ou des pantalons à pli pour le salon, cheveu châtain coupé court en bol, légères tâches de rousseurs, yeux bleu pâles et joues creuses, un autre pensionnaire du F.J.T. apprenti coiffeur qui à l’occasion coupe les cheveux des locataires dans sa piaule pour se faire de l’argent de poche, joue de la basse dans un orchestre de bal de sa région la Picardie principalement dans l’Aisne.

Fred l’envie en le voyant répéter avec ampli parfois sans et s’enivre des « plans » de basse et de ses enchaînements ainsi que de l’odeur planante des vernis de l’instrument. Il s’avère que celle-ci comme toutes les guitares électriques, affiche une facture étincelante. Avec ses micros chromés, son grand manche légèrement bombé et ses frettes dorées couronné par une grande oreille lestée de ses mécaniques reluisantes en forme de sucettes nickelées, le tout arrimé à une table aux lignes haricotées peinte tout en dégradé de brun au fauve en passant par l’ocre jaune, elle a de quoi fasciner le provincial.

L’ampli malgré sa petite taille bouscule le son du simple électrophone. Il ne joue plus dans le même univers. Il fait du gros dans le détail avec ses énormes lettres « VOX » dorées et ses haut-parleurs dissimulés faisant vibrer imperceptiblement la toile tendue striée de losanges. Bref, Fred n’en perd pas une miette et mémorise un maximum d’infos sur la façon d’attaquer les cordes ou de poser les doigts sur le manche. A l’occasion, Alain lui passe les accords et les paroles d’une chanson comme « le rossignol anglais » d’Hugues Aufray en recopiant sur ses partitions à la page de garde imprimée en une seule couleur pastel le plus souvent avec le titre, le nom, la photo de l’interprète & des auteurs et ses portées clé sol & clé fa au milieu en noir & blanc. Fred remarque au fur et à mesure le matériel, les méthodes et les trucs des musiciens professionnels.

L’hyperactif Alain s’occupe également du labo-photo du foyer situé dans l’une des caves du sous-sol. Là encore, il entre dans une autre dimension. Il lui montre les techniques de développement avec l’agrandisseur puis les bacs de révélateur, de fixateur et le pourquoi-du-comment de la lumière rouge qui n’altère pas les photos contrairement à la lumière blanche ainsi que le séchage sur des fils des épreuves avec des pinces à linge. Fred se retrouve réellement à l’intérieur de la lanterne magique.

—  T’en fais des choses ? T’arrête pas ?

— C’est le moment de faire les choses quand on est jeune. Après on décline. Ici, beaucoup ont plusieurs activités. Certains font du kayak ou du canoë sur la rivière qui  longe l’arrière du foyer. Tu devrais en faire aussi, préconise Alain.

— Je commence à apprendre la guitare en prenant des cours. Déjà ça me suffit. Mais je suis ouvert le cas échéant à d’autres disciplines. Avant, je pratiquais la pêche à la ligne dans le canal en face du jardin le Grand Jard. Mais depuis que mes parents sont partis en Belgique, j’ai changé de passion. La musique après en avoir entendu beaucoup à la radio et sur disques, m’intéresse de l’intérieur. Ça change l’écoute. J’ai envie de découvrir le réel des compositions sans les artifices des studios plutôt que de faire de la représentation ou du spectacle, précise-t-il.

— Sur scène en tout cas dans les bals en ce qui me concerne, on a une toute autre approche de la musique. C’est beaucoup plus physique. On doit être absolument en phase avec les autres et le public. Si le tempo est plus ou moins rapide ; il faut s’adapter et suivre. On est comme dans une voiture; il ya des copilotes et un pilote qui peut être le chanteur, la batterie-basse ou le pianiste-organiste car ce dernier a du recul et peut rattraper le cas échéant une basse ou un accord voire une relance. Il peut aussi s’effacer un instant comme en roue-libre dans une descente pour laisser place à un solo. Il faudrait que je t’emmène à un concert. La semaine prochaine, il ya les «Peter, Paul & Mary» français qui vienne à Châlons. Je n’ai pas encore pris les places mais si tu veux on peut y aller ensemble, propose-t-il.

— OK ! Ça tombe bien! La semaine prochaine, je suis de l’équipe du matin, acquiesce-t-il.

Fred du haut de ses 15 ans ½  – âge  trop  jeune  pour résider en Foyer comme le directeur le lui avait fait remarquer lors de son inscription sans le déclarer officiellement pendant les six mois manquants et en lui recommandant de se tenir à carreau, n’a pas encore l’habitude de sortir la nuit en dehors de ses sorties d’usine à 21h30/22h quand il est de l’après-midi.

La brume nocturne due aux cours d’eau y compris de la Marne qui traversent la ville de part en part, les surprend et les oblige à prendre un raccourci. La salle de spectacle s’avère être la salle des fêtes de la cité avec fauteuils couleur whisky en gradins et scène peu profonde fermée par un rideau rouge. Dans ces salles, il règne toujours une chaleur atroce.

Il reconnaît la chanson de Dylan  « Don’t think twice,  it’s all right »  traduite par « N’y pense plus tout est bien ». Fred avait découvert Bob Dylan et notamment « Blowin’ in the wind » au collège en 1964 avec son prof d’anglais qui faisait office également de prof de musique. Il avait donné à traduire la chanson à tous les élèves pour évidemment la  faire chanter à la classe. Sa démarche consistait à faire prendre conscience à tous qu’il s’agissait d’une chanson pour la paix et non d’un sirop romantique chevroter par Richard Anthony. Cela avait ouvert inévitablement la méfiance de Fred à propos des chanteurs yéyés et plus particulièrement des traductions de Dylan par Hugues Aufray et Pierre Delanoë. Mais celles-ci s’avéraient honnêtes et loyales. Cela n’avait pas toujours été le cas spécialement pour « 500 miles » par « J’entends siffler le train » exit l’homme qui n’avait pas de chemise sur le dos et pas un sou en poche…, Stewball le cheval « bâtard »  qui buvait et gagnait la course au détriment du jeune parieur « boy » bâtard comme lui qui avait misé sur un crack noble ou « The house of the rising sun » par « Le pénitencier » alors qu’il s’agissait d’une maison de passe. « Ça reste toujours une prison ! » admet-il dans son for intérieur.

— Alors qu’est-ce que tu en penses ? demande Alain.

— Impressionnant! Les musiciens sont très professionnels, bien en place et enchaînent bien les morceaux. Par contre, les chœurs qui se chevauchent les uns sur les autres me gêne un peu pour du folksong  qui sont des chants de la terre, du dur labeur ou de la cité urbaine. Ça enjolive un peu trop les déceptions de la vie ou du protest-song.  Enfin, c’était une belle soirée et je t’en remercie, déclare Fred.

— Je ne suis pas de ton avis moi qui adore le folk. Je pense que les voix comme «Peter, Paul & Mary» apportent de la musicalité à des textes ou des mélodies un peu rugueuses. Ça décrotte ou modernise les chansons et permet de faire un spectacle alors  que les American ballads font un peu « feux de camp » pour boy-scout, rétorque Alain.

— Sur le côté spectacle, tu as raison mais ça surcharge l’écoute des textes. En cherchant bien, ils devraient pour pouvoir allier les deux, justifie-t-il intuitif et entêté.

— Guitares & voix me semblent une bonne réponse peut-être que le français n’est pas adapté au folk tout simplement, conclut-il pour couper court.

Des décennies plus tard, Fred se rappela ce trio qui apparemment sur Internet n’avait jamais enregistré de disque puis retrouva en partie la composition du groupe, et découvrit que certains de ses membres avaient plus ou moins baignés dans les chants polyphoniques – différents des chants diphoniques de gorge ou nasal des mongols ou des tibétains (entre parenthèses appréciés par celui-ci), que dans le folksong américain de Pete Seeger, Woody Guthrie ou des hobos. Cela expliquait qu’à l’époque Fred avait ressenti des désagréments et un « mal aux oreilles » qu’il a toujours eu en écoutant les chants bulgares ou apparentés.

 

 

4 / Une « ablette » comme lui

Malgré leurs approches musicales différentes ou grâce à elles, Alain entraîne Fred un peu casanier au gala de fin d’année à l’école des Arts & Métiers. Là sur une estrade assez élevée, les pieds de micros chromés découpent verticalement une scène « rock » assez  classique avec les baffles en fond de scène rehaussée en son milieu par la batterie rutilante et nacrée. Les musiciens sans costume précis mais pattes d’éph’ obligent, s’épient en jouant des tubes anglo-saxons & quelques français sur un rythme soutenu, la musique délivrant son volume de décibels surtout près du plateau.

Alors que tout le monde danse y compris son pote Alain, Fred reste focalisé sur le jeu des instrumentistes. Beaucoup de morceaux lui sont inconnus. Il distingue tout de même « les Elucubrations » d’Antoine et s’aperçoit de la possibilité de restituer la chanson en direct conforme au disque ou quasiment : « Il suffit d’être dans la bonne tonalité et le bon rythme se dit-il; éléments que les partitions souvent bâclées ne donnent pas rendant la composition difficilement jouable, rage-t-il ».

— Tu ne danses pas ? demande Alain en nage qui s’explosait.

— Je note les accords des « Elucubrations » d’Antoine. En fait, c’est facile, Mi majeur & La majeur en alternance puis il termine sur Si 7 en barré, détaille-t-il.

— Ben, oui ! C’est en Mi !

— Alors, pourquoi certains donnent Do/Fa/Sol7 et d’autres Rém/Do/Sol/La7 ?

— Certains choisissent de jouer dans un autre ton du moment qu’ils respectent la mesure.

— Sûrement ! Mais pour un débutant, il est préférable d’accrocher le morceau dans le timbre original plutôt que de se perdre dans les autres tonalités.

Comme le directeur du F.J.T. le lui avait demandé, Alain vient un dimanche après-midi donné un bal avec la formation dans laquelle il évoluait. En fait, ils s’installèrent dès le matin avec toutes les portes & cloisons de séparation verrouillées à double-tour y compris pour les amis; l’administrateur craignant des débordements. C’est seulement vers 15 h que la file d’attente munie de tickets pénètre dans la salle. Alain n’étant pas disponible et concentré sur sa prestation, Fred décide de s’éclater dans la danse et notamment le jerk la seule qu’il connaisse.

D’emblée l’orchestre démarre sur les chapeaux de roue avec des Pop-rocks qui déménagent obligeant l’assistance à suivre. Fred novice vêtu de son pantalon marin et d’un mini-pull, débute sur le côté de la salle en catimini se rappelant les quelques cours que son frère aîné lui avait donnés : Les jambes fléchies, il effectue des rotations à tour de rôle sur la pointe des pieds, déhanchant le bassin sur le tempo avec les bras repliés faisant office de balancier un peu comme le twist en plus coulé et moins saccadé.

Chemin faisant, il se laisse à inventer quelques mouvements qui le font remarquer par une fille, une « ablette »  comme lui, blonde et menue qui le suit en duo en suggérant des figures plus marquées. Ce qui les amène à la transe jusqu’au moment où le groupe se met à entamer la série de slows. Ils en profitent  pour aller se désaltérer. Fred prend son Orangina et elle son Coca.

— On ne te voit pas dans les bals du coin ? T’es nouveau ? demande-t-elle.

— Oui et non!  Je travaille à l’usine de bonneterie derrière le foyer, précise-t-il.

— Où habitais-tu avant ?

— A Charleville !

— J’ai une copine qui habitait là-bas dans un quartier qui s’appelle la Houillère. Elle parle souvent de ses amies de cet endroit. Elle regrette un peu…

— Moi aussi, je vivais dans l’un de ces blocs.

— Peut-être tu la connais ?

— Peut-être ! On retourne, coupe Fred.

La chaleur prend à la gorge. Toutes Les fenêtres sont grandes ouvertes mais il y a bien 200 personnes qui s’en donnent à cœur joie. L’orchestre développe son répertoire mais les ados attendent du Pop.

— Je connais le bassiste. Je vais aller le voir pour qu’ils jouent du rock, dit-il.

Chose dite, chose faite. Et les jeunes se remettent à secouer leurs neurones sur le thermoplastique. Les quelques rideaux occultant encore en place ne supportent plus la bouilloire et sont bottés sur les côtés – baies vitrées grandes ouvertes.

Les musiciens aussi se prennent de la partie; les solos frisent la surexposition comme en photo, la batterie pilonne à qui mieux-mieux et son pote frappe les cordes de la basse comme un marteau avec la tête qui bat le rythme de haut en bas.

La génération enterre définitivement les quadras et leur Peugeot 404. Les dalles grises du sol ne résistent pas à ce déferlement de chaussures. Elles sont striées de rayures noires tel un froissement de machines-outils qu’on aurait traînées de gauche à droite, d’est en ouest et du nord au sud.

Le gérant faisant la girouette tente de  parlementer avec les musikos pour mettre fin à ce démarrage de la première salve de la révolution culturelle. Les trentenaires s’accrochent tant bien que mal. Les muscles ne paraissent plus de la première jeunesse mais ça transpire pour rester dans le convoi et ma foi ça tient tout de même la distance. Et la nuit s’y met. Le directeur ne bat plus du tout la mesure. Il coupe 2 ou 3 fois le disjoncteur. La formation envoie une bonne dernière et prolonge le solo de fin jusqu’à l’épuisement. Quelques frappes découpées de la caisse claire et de la grosse caisse bien sonnées et voilà l’atterrissage d’un autre monde.

Les regards à la cafète se font complices. Les choses changent. Quand Fred retrouve ses vieux potes du foyer, il a franchi une étape mais la jeune fille a disparue : « peut-être était-elle avec ses frères ou sœurs et l’heure de rentrer avait-elle probablement “ sonné ” pour eux ? pense-t-il » ; d’ailleurs ses amis le lui font remarquer un peu jaloux et amers.

De cela il s’en fiche, il s’en va : « Demain, le vent de l’Amérique soufflera de nouveau la liberté; il suffira d’être à l’écoute ! » se rassure-t-il en forgeant ses propres motivations sur le quai de la gare SNCF avec sa valise et sa guitare.

Pour son départ définitif de la région à Paris, il désire faire une halte à Dormans pour rendre visite une dernière fois à quelques kilomètres de là à son village d’enfance, Verneuil-sur-marne mais la distance s’avère beaucoup plus longue qu’il se l’imaginait et il rebrousse chemin d’autant plus que le train suivant était bien trop rapproché. En marchant le long de la Marne, il le devine perdu derrière les coteaux légèrement pentus sous un ciel voilé.

 

 

5 / Chambre de bonne

Quand il arrive dans la chambre de bonne de sa sœur à Paris au 7ème étage en empruntant l’escalier de service poussiéreux et gris, il découvre pour la première fois la célèbre machine à écrire en métal Underwood comme dans les films de polar sur la toile ciré turquoise de la table, recouverte de sa housse, celle-ci devant libérer la chambre la semaine suivante pour une plus grande sur le même palier.

Ça sent la cire comme à la rentrée des classes et le plancher disjoint craque de la même manière qu’à l’école. Sur le lit une place près de la fenêtre, un couvre-lit damassé avec des motifs de feuillages gris & vert identique aux double rideaux meublent un angle de la pièce. Une table de toilette ancienne avec le dessus & l’étagère en marbre occupe l’autre. Les murs ainsi que l’armoire sont délavés à la peinture industrielle mât bleue ciel. Il n’y a pas l’eau courante ni les toilettes. Le tout se trouve dans le couloir dans un état datant des années 1940 voire au-delà. Cependant Fred n’est pas venu pour le confort immobilier mais pour aller au bout de ses rêves.

Pour commencer, il change de magazine pour appréhender le Paris blues gris et achète Rock & Folk puis un transistor avec une oreillette pour la nuit. Il écoute « dans le vent » sur Europe 1 d’une oreille et le «Pop club» de José Artur sur France Inter des deux et jongle sur les antennes pour sortir des Hit-parades. Il n’aime pas le Président Rosko et le côté disc-jockey.

« La musique, les chansons ou les instrumentaux se jouent et se créent dans un environnement social déterminé, show-business compris ; la radio se doit de le restituer, admet-il. »

Ses copines du bureau lui préconisent Radio Caroline, la radio pirate car entre-temps il a trouvé un emploi d’archiviste chez un courtier en assurances rue de Rome dans le 8ème à la Gare St-Lazare parce qu’il connaît l’alphabet par cœur (!). En contrepartie, il doit porter la cravate et tout le reste.

En  octobre  1967, R & F sort un numéro avec en couverture le portrait de George Harrison ou un sosie portant moustaches & lunettes de soleil en rouge sur fond bleu électrique tramé à la Warhol barré du mot « les HIPPIES » en orange avec des cœurs roses autour du visage.

Les mots sont lâchés – drogue, sexe & rock ‘n roll & tutti quanti. L’époque ne reviendra pas en arrière même si Alain Dister dans la publication suivante prévoit « la mort des hippies ». Avant le journal conciliait la chèvre et le chou avec des points d’interrogation aux titres « des articles qui fâchent ». Ils ne voulaient pas faire peur aux petit-bourgeois.

Paris se confortait dans le 19ème siècle avec ses immeubles haussmanniens et ses rues pavées. Il ne manquait plus que les chevaux. Les autobus à plate-forme du début du 20ème circulaient encore ainsi que les métros Sprague-Thomson aux couleurs criardes rouges &  vertes pour la 1ère et 2ème classe et les sièges en bois.

Dans sa chambre de bonne très XIXème aussi sans chauffage, Fred prépare son frichti avec des boîtes de conserves sur un «bleuet» camping-gaz après s’être lavé à la spartiate en mettant à fond un petit radiateur électrique digne des puces à mettre le feu à tout l’immeuble, tout en écoutant également à fond les albums de Dylan de la période folk au risque de voir débarquer la police pour tapage nocturne ou pour incitation à la rébellion à supposer qu’ils comprennent les paroles – circonstances atténuantes : primo, les chambres d’à côté & d’en face servent de débarras, secundo Dylan malgré quelques protest songs chante aussi des chansons d’amour douces-amères.

Ceci dit son message de paix et son affirmation pour la vie libre telle la photo de «The freewheellin’ » où marchant bras dessus, bras dessous avec sa compagne Suze dans une rue de New York enneigée à l’hiver 1963, réchauffe le cœur et l’esprit de Fred.

Celui-ci s’efforce de traduire à l’aide de son petit dictionnaire les chansons de Dylan au moins pour en comprendre le sens général. Notamment pour « masters of war » les « maitres de la guerre » où il fait un réquisitoire allant jusqu’à la fin souhaiter et promettre de suivre, la mort d’un profiteur de la guerre qui fournit des armes puis prend du recul dans son bureau, jusqu’au cimetière pour s’assurer qu’il ne reviendra pas, a de quoi décaper les majorités silencieuses. Ou dans un tout autre sujet « Don’t think twice, it’s allright » ou « N’y repense plus, tout va bien » où le folksinger remâche sa déception amoureuse de sa muse d’un «je lui ai donné mon cœur, elle voulait mon âme» en terminant sur un cinglant «tu m’as fait perdre mon temps, c’est tout» diffuse un venin qui ne peut en premier lieu que se retourner contre lui.

La tristesse de ces blues ou folks s’équilibre sur des jolies mélodies glanées ici ou là chantées nasillées d’une voix rauque & singulière accompagnée par des accords simples facilement reconnaissables et un constat implacable de la réalité suivi d’une franchise de la vérité pas toujours bonne à dire… professent les menteurs.

Fred ne le considère pas pour autant comme un prophète mais plutôt comme un grand frère. Dylan avance que les autres suivent ou pas mais ne peut pas revenir en arrière, semant de belles images et parfois des regrets.

Le décor de la photo iconique de  « The freewheelin’ » soit les grilles d’immeubles, les voitures à l’arrêt en stationnement dont le combi Volkswagen le long du trottoir sur de la neige fondante n’a rien à envier à Paris par contre l’image du jeune couple… Ça le fait rêver !

Fred après avoir enchaîné des gammes et ses exercices à la guitare vu qu’il a repris des cours dans le 14ème avec une prof de classique pour le guider dans l’interprétation de chansons, s’allume une gauloise en s’allongeant sur le lit.  Puis il cherche sur les ondes des morceaux qui l’accrochent. Ainsi va la nuit.




6 / Les Grands Magasins


Le matin, Fred emprunte les couloirs glacials en faïence blanche biseautée du métro stoppé par un poinçonneur homme ou femme frigorifié avec leurs mitaines aux doigts coupés. Sur le quai, malgré l’odeur de suif, la chaleur le réconforte en attendant de voir débouler le train aux couleurs verdâtres et rougeâtres dans un fracas de ferraille avec le machiniste portières grandes ouvertes penché à l’extérieur le doigt sur le bouton-poussoir pour libérer l’ouverture des portes.

A Saint-Lazare, il croise tous les jours l’accordéoniste aveugle assis sur la valise de l’instrument qui lui sert de grosse caisse. « Hey, Mister Tambourine man ! » – Chanson popularisée par Hugues Aufray sous le titre « L’Homme Orchestre », mélodie qui s’imprime dans la tête de Fred qui poursuit : « prolonge mes rêves de la douce & chaude nuit avant de stresser sur le classement des dossiers ; fais-nous s’éterniser les notes de la Chanson de Lara et promets-nous de revenir demain pour nous accompagner dans les courants d’air glacés du métro, fredonne-t-il railleur ».

A midi, Fred commence sa grande virée dans les Grands magasins après avoir englouti un sandwich vite fait, en prenant le raccourci du Passage du Havre.

Dès le porche franchi, il atterrit sous le puits de lumière où la hauteur prolongée par une verrière en aplat, dégage une bouffée d’oxygène et une décompression psychologique agréable. Les devantures en feuillure des boutiques à double-étage avec des bardages en bois encadrant des bandeaux pour les enseignes en lettres d’or sur fond de marbre noir soutenus de part et d’autre par des panneaux de même style vantant les produits ou les prestations, habille le couloir sans agressivité. Ces magasins de jouets, de maquettes de trains ou d’avions, de parapluies, de chapellerie-modiste, de librairies anciennes ressemblent à s’y méprendre à des autobus publicitaires à impériale.

Au sortir de cette traverse tout de clinquant projeté, il tombe sur un mur aveugle en pierre de taille percé de portiques à l’architecture grecque fermés par de lourdes et hautes portes de l’église Saint Louis D’Antin.

Au loin se profile les tours jumelles rondes cerclées du « Au Printemps » en céramique Art Nouveau de fleurs mauves, ocres, vertes, bleues et or.

Dans l’immeuble « le Brummell », il retrouve les sensations similaires d’espace et d’ampleur que dans le Passage même si les hauteurs sous plafonds ne sont pas phénoménales. Les stands forment autant de boutiques qui contribuent à la perspective. Les larges allées centrales augmentent l’effet de profondeur. Les labyrinthes de portants garnis de vestes ou de pantalons participent également à l’étendue des étages. Il y a là de quoi se perdre.

Non seulement, Fred recherche cette notion mais l’agrémente du rêve semblable à un acteur virtuel ; il se voit dans tel ou tel costume croisé ou non, en trois pièces avec le petit gilet à martingale comme les grands pères, en pantalon clair et en blazer marine style club avec chemise à rayures ou à col Mao, en loden ou manteau d’alpaga, en imperméable beige comme les flics et puis les cravates en soies ou en synthétiques à n’en plus finir. Les velours, les lainages, les tergals, les draps ou les cotons densifient les essayages imaginaires. Au rayon chaussures, les vernies attirent l’œil de loin mais aussi les boots, les italiennes et leur finesse et puis les anglaises avec leur robustesse légendaire. Et le défilé dévale les travées, les escalators, en croisant les aires de repos puis s’envole vers le restaurant du 5ème étage.

La redescente s’effectue avec le même entrain en empruntant un autre parcours pour atteindre les passerelles bordées de vitres – vertige garanti au dessus de la circulation automobile.

Et il se retrouve dans des cuisines trois fois plus grandes que sa chambre avec un bar où il figure se reposer & prendre un verre sur l’un des 2 tabourets. Des appareils ménagers chromés & vitrés alignés sous un plan de travail à tout faire vantent la cuisine automatique où il n’y a plus qu’à se servir – le rêve américain grandeur nature. D’autres arborent le « piano » au milieu de la pièce comme pour les grands chefs cuisiniers.

Fred s’y croit et s’y voit en attrapant un escalier mécanique au vol pour atterrir dans les living-rooms. Cela lui procure une envie folle de plonger sur ces divans immensément longs pour tester la souplesse mais des gardiens surveillent surtout les jeunes. Il s’arrête devant un salon dit rustique avec canapé en cuir marron et peau de chèvre sous la table basse du séjour. Vu les prix, il calcule qu’il ne pourrait s’acheter que la peau de bique et dormir dessus pour la rentabiliser. Ça lui fiche le blues. Et il décampe plus loin où des cosy-corners design en cuir blanc d’une longueur démesurée ramènent le délire hollywoodien.

Sous un éclairage feutré, il déambule dans les bagages. En voyant cet amoncellement de valises et de sacs de voyages, il décolle littéralement dans les gares, aéroports, auto-stop, embarcadères, péages d’autoroutes, ferrys puis hôtels, pensions, auberges de jeunesse, couchettes de nuit, petits matins blêmes…, et direction terrasse panoramique là où la baleine en grillage redonne du souffle. Le dernier escalator étroit avalé, Fred arrive sur le toit du « Printemps » encerclé de garde-corps en verre.

Evidemment en premier, il reconnaît la Tour Eiffel derrière les toitures en verrière du Grand Palais dans la brume et les nuages sur un fond de rases collines. L’Arc de Triomphe massif se découpe sur un mont lui donnant une sombre chevelure gauloise ou psychédélique. Puis le regard distingue les timides Tours de la Défense pour venir buter en contrebas sur l’église Saint Augustin et son aspect byzantin. Au nord, il reconnaît les bonnets pointus du Sacré Cœur – Turlututu ! ajoute-t-il.

En revenant sur ses « pas », il ne peut éviter la Madeleine et son imposant triangle austère coiffant les colonnes de la façade de style grec ou classique. Puis il se tourne et voit émerger l’arrière de l’Opéra Garnier ressemblant à un immense tombeau devant lequel s’entasse un micmac de toits argentés percés de mansardes ou de vasistas et hérissés de cheminées. A l’Est, les deux pains de sucre de Notre-Dame surveillent la ville de Paris.

Sur le parcours de sortie, il croise les rayons kitchenettes et lits escamotables agrémentés pour l’un d’un évier en inox avec le robinet & le siphon, d’un frigo, d’un four, d’une plaque électrique ou à gaz, d’un petit vaisselier et d’une poubelle fermé par un rideau roulant puis pour l’autre d’une banquette extérieure une fois replié et d’une bibliothèque au-dessus ou sur le côté avec un mini-bureau suivant les modèles…, le tout dans des armoires.

Les douches compactes moulées en plastique côtoient un peu plus loin des cuisines plus élaborées qu’un placard. Fred se représente sa piaule transformée en studio « high-tech ». Cela lui rappelle un jeu qu’il faisait avec ses frères & sœur avec le catalogue Manufrance. Chacun devait désigner sa préférence pour la page paire ou impaire puis au cours du feuilletage choisir un meuble, un vélo, un fusil de chasse, une toile de tente, un anorak, un pantalon et bien d’autres objets qui les faisaient planer.

Certains jours, il allait aux Galeries Lafayette s’éclater sous la célèbre coupole en vitraux peints reposant sur des arches d’où émergeaient des balcons sur 3 étages aux balustres en fer forgé Art Nouveau sous lesquels les niches décorées de fleurs en relief dorées projetaient des lumières d’or dixit le créateur.

Fred appréciait ce décor de théâtre à l’italienne entouré uniquement de loges galeries exagérément fardées de dorures clinquantes où l’escalier central résumait la scène pour le client « acteur » qui gravissait les marches jusqu’à la griserie tel les skieurs dévalant la piste artificielle installée sur le toit d’un Grand Magasin avec Paris en contrebas – frisson assuré.

 


7 / Passer au Discobole

Dehors, le macadam rappelle à Fred qu’il doit passer au Discobole voir si les 2 Albums de Bob Dylan « Bringing it all back home » et « Highway 61 revisited » sont arrivés.

Dans la cour du havre de la gare Saint Lazare, le lanceur de disque sur fond de microsillons et sa grande note de musique tout en néons de couleurs bleu & blanc placardés sur les vitres de l’entresol au-dessus de la porte d’entrée ne peut échapper au voyageur de passage.

De l’autre côté de la boutique s’ouvre la galerie des marchands où il observait au début de son arrivée les petits métiers comme le cireur de chaussures et ses grands fauteuils avec ses repose-pieds dorés, la remailleuse de bas et ses fines aiguilles circulaires ou la retoucheuse d’ourlets ou bien encore le cordonnier…, Fred rêvait également devant les vitrines à l’arrière du Discobole garnies de guitares électriques et d’amplis.

Le soir à peine rentré, il cale le 33 tours « bringing it… » sur son électrophone dont la seconde face folksong le déçoit un peu sauf « baby blue ». Il réécoute plusieurs fois « Subterranean homesick blues » pour en comprendre le sens. En fait, l’auteur lâche des effets de rimes & de rythmes s’enchaînant les uns les autres où la signification n’a pas trop d’importance – Quoique ! Il s’agit d’une sorte de morale déjantée à un gamin ou soi-même dans la débrouille.

C’est un peu ce que son père lui avait écrit dans une autre optique proche du rappel à l’ordre après son arrivée à Paris. Il devait se méfier dans une grande ville aux drôles de loustics usant d’un langage trop mielleux bourré de combines et changer de trottoir. La nuit, il lui fallait marcher au milieu de la rue pour esquiver les portes cochères, éviter les donneurs de leçon qui n’étaient pas les payeurs et plutôt se contenter de faire le béni-oui-oui – puis surtout faire attention à la soi-disant vie facile avec les produits miracles autrement dit la drogue qui une fois qu’on en a goûtée s’incruste pour le restant de la vie. En gros la morale péremptoire qui ne laissait aucune place au jugement propre de la personne …, alors que Fred était rebelle, se moquait de l’argent et découvrait la Ville avec un grand V à la recherche de sa vérité.

Sur l’autre face, il s’attarde sur « It’s all over now, baby blue ». Comme toujours avec Dylan, il ne sait s’il faut prendre certaines images/écritures au 1er, 2ème ou 3ème degré. D’emblée, la montée rageuse de la voix en rupture suivie en guise de refrain d’une pause mélodique dans les basses et da capo, l’accroche. De même les strophes cinglantes de la séparation d’avec « baby blue » orchestré par l’amoureux criblé de fiel et de courroux, déversent leur venin en s’apitoyant sur son sort de futur « orphelin avec son fusil pleurant comme un feu au soleil » et en promettant le déluge. « Et maintenant tout est fini, bébé bleu » concède-t-il en appelant à la rescousse le peintre fou, l’amant qui se sauve et le retour du vagabond qui frappe à la porte de la tempête que les morts ne suivront pas…, laissant tout de même l’espoir à « baby blue » de craquer une allumette pour un nouvel envol. Terrible blessure d’amour !

Fred n’a pas reçu de culture religieuse – pas de communion, il est athée mais pas complètement agnostique comme ses parents le sont devenus. Pour lui et ses frères & sœur, Dieu est mort et enterré avant de l’avoir lu. Personne de ses amis n’en revendique ses bienfaits d’autant que la société de consommation propose un paradis et les machines un autre. Bien plus tard, il lut la Bible sans la terreur du catéchisme ; il trouva notamment le 1er Testament semblable à un roman d’aventure couplé à un conte de fée oriental style « les mille et une nuits » guidé par un patriarche omniprésent sur tout les instants de la vie.

Alors devant l’énième image/écriture biblique du compositeur dès la 1ère strophe de « Highway 61 revisited », il se demande si celui-ci n’en rajoute pas un peu et délire d’une éducation trop stricte et trop rigide – d’une aliénation disent certains :

« Dieu dit à Abraham : — Tue-moi un fils !…

— Où tu veux que je le tue ? Dieu dit : — Sur l’autoroute 61 ! ».

Le père du chanteur se nomme aussi Abraham et l’autoroute 61 relie la Nouvelle-Orléans à la frontière canadienne : Duluth sa ville natale où passe la 61, son point de départ dans la vie et Hibbing sa ville d’enfance où il ne voulait plus vivre.

Sur cette route devenue ignominieuse, décharge incestueuse, diabolique et fin du monde – symbole d’une modernité décadente…, sa sœur petite brune à l’air espagnol, menue et vive, frappe à la porte.

— …T’as acheté de nouveaux disques, demande-t-elle-en voyant les pochettes sur le lit.

— Oui ! Des albums de Dylan ! acquiesce-t-il.

— Mais tu en avais déjà acheté ? rétorque-t-elle.

— Oui ! Mais là, il s’agit de la période rock électrifiée ! se justifie-t-il.

Effectivement, il s’était procuré dès son arrivée « The times they are a-changin’ », « Another side of Bob Dylan » puis « The freewheelin’Bob Dylan ».

— Bon ! Dis-moi ? Est-ce que ça t’intéresse d’aller passer le Week-end dans la forêt de Sénart avec des amis garçons et filles Eclaireurs de France ? interroge Hélène.

En entendant les derniers mots, Fred fronce les sourcils.

— Les quoi ? insiste-t-il.

— Oui ! C’est une bande de copains et de copines qui ne suivent pas trop les us et coutumes des Eclaireurs. Ce n’est pas les boy-scouts. On s’amuse bien et on apprend plein de choses comme faire de la varappe, des émaux, du kayak, descente en rappel…, etc. L’année dernière, on a passé les vacances à Gap, c’était super… Alors ? relance-t-elle.

— Pourquoi pas ! concède-t-il.

— Mais, il te faut un duvet et un sac à dos ! précise-t-elle.

— Pas de problème. J’irai chez le Vieux Campeur ! assure-t-il.

— Bon ! Eh bien, je leur dit que tu es d’accord pour venir. T’as qu’à prendre ta guitare… Allez, bisous mon frère s’approche-t-elle en l’embrassant.

Reprenant l’audition de ces 2 titres à succès, il note musicalement une innovation musicale renouvelant le rock classique en s’inspirant du thème de l’autoroute. A la guitare, l’auteur imite le ronronnement des automobiles qui défilent en fond sonore puis en glissant énergiquement l’accord barré d’un ½ ton plus bas et en revenant aussitôt à son point de départ, il simule le passage des voitures au premier plan qui gifle le riverain. Pour « Subterranean », il utilise le même procédé sans les glissements. Ce qui donne un son plus heurté rappelant les pancartes du clip vidéo où Dylan jette rapidement ces dernières au fur et à mesure du déroulement de la chanson.

 

8 / Rendez-vous Métro Gobelins

« Rendez-vous Métro Gobelins dans le premier café après celui qui fait l’angle du Boulevard St Marcel ». Fred lit le message de sa sœur glissé sous la porte.

Le plafond du bistrot très haut se dérobant dans la pénombre dû au contre-jour, miniaturise les tables et les clients. Il reconnaît malgré tout sa sœur et la joyeuse bande qui se chiffre à une bonne douzaine composée d’autant de filles que de garçons. Cela permettait de répartir le budget et de diminuer d’autant la participation de chacun (essence, nourriture, activités…).

Une fois la collecte réunie et le programme établi, le groupe se sépare en deux dont l’un le plus important dans le combi Volkswagen de Jean-Pierre le doyen à l’allure d’un représentant de commerce un peu rock n’ roll des 60’s, en jean’s et débardeur, le cheveu court peigné en arrière prolongé par des pattes & sa compagne effacée à la chevelure blonde au carré plongeant mais pour l’occasion tirée sur la nuque en petite queue, chargés de faire les courses ; ensuite les 3 autres dans la 4CV de Jean-Paul visage léonin, chevelure noire frisée quelques tâches de rousseur masquées par de grosses lunettes de myope, petit, râblé et toujours en jean’s & tee-shirt blanc, fait office de leader étant un ancien du mouvement, possédant le permis de conduire en plus d’une voiture perso. Fred se retrouve avec ce dernier qui devait repasser chez lui en banlieue dans le pavillon de ses parents prendre sa guitare et ses affaires car il sortait de son travail de prothésiste dentaire. La moitié environ travaillait; l’autre étudiait.

Après le détour, ils rejoignent les autres qui étaient déjà arrivés dans la cour protégée par un haut mur en pierre couvert en partie de plantes grimpantes où le portail paraissait constamment ouvert. Puis, ils déballent leurs affaires.

Fred découvre entre chien & loup la maison bourgeoise au pignon couvert de lierres en plein milieu de la forêt ; bâtisse faisant certainement l’objet d’un don à destination des œuvres pour la jeunesse dont le bâtiment fut équipé en conséquence : à savoir des cuisines et douches & sanitaires pour collectivités puis dortoirs style colonie de vacances. Par contre, ces derniers pavés de tommettes rouges ne possédaient plus les lits en métal à étages en instance de renouvellement d’où le matelas pneumatique que sa sœur lui avait conseillé d’acheter avec le duvet.

Pendant que certains & certaines préparent le repas – les autres auraient la vaisselle à faire.

Fred et deux nouveaux amis dont Jean-Paul sortent les guitares assis sur les gonflables chacun jouant à tour de rôle leurs morceaux connus. Fred attaque bille en tête « The times they are a changin’ » les autres suivent en accompagnant discrètement puis voyant la curiosité s’aiguiser il enchaîne « When the ship comes in ». Il chantait sur un ton monocorde nasillard d’où son choix de Dylan qui n’avait pas non plus une voix extraordinaire mais connaissait les paroles et la musique par cœur à ses yeux le plus important.

Par contre, ces chansons suscitaient ou de l’admiration sans bornes ou des discussions. Jean-Paul très justement et sûrement pour le tester, lui demande de traduire au moins le sens général…

— Pour moi, il s’agit plus de manifestes que de prophéties : Changez et le bateau viendra ! résume-t-il.

— Dans le 2ème couplet, il parle bien de prophéties des journalistes et des écrivains…, et puis il y a les images et les menaces apocalyptiques qui m’agacent, ajoute Jean-Paul.

— C’est vrai !  Mais,  on peut les prendre comme moi au second degré, concède-t-il.

— Il a beaucoup fait pour la paix avec « Blowin’ in the wind ». En tout cas, il a posé beaucoup de questions évidentes et réveiller la conscience de bien des gens. Ce n’est pas un succès pour rien ! défend Alain trapu, le visage carré, les cheveux courts frisés à l’aspect débonnaire et cool toujours avec son copain du lycée – Antoine grand maigre tel le chanteur au même prénom avec les cheveux en moins longs qui grattait également un peu la guitare.

Fred profite de cette intervention pour embrayer « Blowin’… ». Et tout le monde y compris ceux et celles occupés en cuisine se mettent à reprendre en cœur le refrain. Et Jean-Paul de déclarer à la fin un peu moqueur où il avait pris un certain plaisir tout de même : « On a un “Bob Dylan” ! ».

— Tu connais « Santiano » ? demande-t-il.

Et Fred enchaîne en Mi mineur « C’est un fameux trois mâts… ». Puis il continue avec « La Guerre » d’Antoine : « Au nom de la liberté combien de gens sont tués! Ne voyez-vous pas mes frères où se dirige la terre… ». Et Jean-Paul de poursuivre en attaquant en intro le refrain des « Retrouvailles » de Graeme Allright dont Fred ne la connaissant pas, se contente de suivre prudemment.

Dans ce genre de moment, la nourriture semble à tous, super bonne même s’il ne s’agit que de charcuteries, pâtes, fromages et de denrées conventionnelles style pique-nique.

 


9 / Un cadeau planétaire pour noël

Pour la première fois à Noël, Fred s’offre un cadeau au succès planétaire et révolutionnaire comme toute la presse le proclamait : The Beatles « Sergeant Pepper’s lonely heart club band », un concert en entier sur un disque avec les applaudissements, les rires et les musiciens qui s’accordent, livré dans une pochette naïve aux couleurs criardes faite de silhouettes-photos grandeur nature, de mannequins du musée de Mme Tussaud et des Beatles « en chair et en os » dans des costumes de hussards à épaulettes, fluos taillés dans du satin vif rose indien, vert amende, bleu et rouge pour Ringo, Paul, John & George arborant des moustaches des années 40. Les quatre garçons dans le vent costumés cravatés en modèles de cire dans les sixties également présent sur le cliché, signifie la fin d’une époque et le début de l’ère psychédélique.

Allongé sur le lit cigarette allumée, il suit les paroles imprimées sur le L.P. (Long Play) en les traduisant à l’aide de son petit dico. Les textes affichent plus de légèreté que ceux de Dylan qui accumulent les métaphores, lui semble-t-il; même si les techniques expérimentales telles les questions-réponses du style « Highway 61 revisited », se retrouvent dans « With a little help my friends » idem pour le « Cut-up » à la « William-Burroughs » (Méthode littéraire de coupure/montage) de John & Paul sur « A day in the life » alternant coupures de presse et souvenirs d’ados. L’écriture des chansons en règle générale, se révèle bon enfant en dehors des expressions « branchées » à double sens.

Au niveau musical, la fanfare démarre en trombe avec « Sgt Pepper’s » en rock garage pour finalement décompresser à l’aide des cuivres tel le refrain pour remettre la gomme en enchaînant sans blanc entre les morceaux « With a little help… », qui ronronne comme un blues entraînant sans tomber dans la guimauve mais toujours en grandes pompes. Par contre il apprécie l’humilité du texte des Beatles prêt à aider le chanteur qui chante faux ou en manque de confiance interprété en l’occurrence par Ringo Starr qui n’est effectivement pas un grand vocaliste.

Et Lucy débarque dans le ciel avec ses diamants et ses yeux kaléidoscopiques. Fred qui n’avait jamais été un fan des Beatles ni de personne d’autre perçoit sur ce 33 tours un univers de décontraction, libéré de la scène policée et de la terreur du public. Peut-être est-ce dû au studio ou au concept de l’album ou à San Francisco ou à l’abandon des tournées…?

Toujours est-il que les musiciens prennent un malin plaisir à trouver des plans de basse, de claviers ou de guitares classiques & électriques, à expérimenter les enregistrements en tripatouillant les magnétos et cela va de mieux en mieux comme le dit la chanson « Getting better ». Au passage, le narrateur de cette dernière découvre la non-violence.

Effectivement, il s’agit d’un tout; Fred sent que sa génération bascule réellement d’époque. Ce n’est plus les appels au changement de Dylan. Ils ont sauté le pas. Il n’y a pas que la dope quand bien même il les devine scotchés au sol assis parterre contre un mur à boucher un trou (Fixing a hole) pour « empêcher » leurs esprits de trop divaguer.

Les 4 compères ensemble ou séparément soulignent les pulsations de la vie de tous les jours décomplexées et déconnectées de la vie des stars et de la vitesse du rock. Le rythme proche du jazz-band diffère de l’horloge du show-business du moment.

Les filles s’y mettent aussi ; elles quittent le domicile des parents (She’s leaving home) pour aller vivre leurs amours à la fête foraine complètement disjonctée où Mr Kite traverse un cerceau en feu et bien sûr Henri le cheval danse la valse (Being for the benefit of Mr. Kite). « Allez roulez jeunesse ! se dit-il ».

Sur ce Freddy retourne la galette et entend son futur beau-frère Hervé logeant sur le même palier, le visage ovale à la calvitie naissante toujours souriant habillé en gentleman-farmer qu’il surnommait « My brother in law », frapper à la porte pour lui offrir une écharpe comme cadeau de Noël. C’était également un clin d’œil car Freddy adorait en porter pour se protéger des torticolis et autres angines.

Ensemble, ils partagent l’écoute du disque et décollent littéralement en Inde avec les tablas et les sitars de « Within you without you ».

— Etre en soi et hors de soi ! s’amuse Fred en traduisant le titre.

— Ça dégage ! lance Hervé.

— C’est le fameux 33 T. des Beatles dit révolutionnaire ! indique-t-il.

— Ils sont vraiment très forts ; ils mélangent toutes sortes de sons et arrivent à les intégrer dans leurs chansons!

— Oui, il saute de la clarinette aux violoncelles en passant par les guitares hyper-saturées, confirme-t-il.

— Il y a même le chant du coq et les aboiements de chiens de chasse à courre. Par contre, on reconnaît bien l’empreinte des Beatles. Les voix & les compositions sont de la même trempe que leurs succès passés ! conclut-il.

Puis, Fred repasse la face A pour Hervé et pour lui car il ne s’en lasse pas. Et le carnaval Elisabéthain redéfile avec sa fanfare passée au labo de recherches technologiques. Les chansons et la musique de la fête foraine gagne ses lettres de noblesse tout en variétés touchant tous les styles et toutes les tranches d’âge – le tout déguisé en hippie sans le dire mais en le laissant suggérer.

Sa sœur Hélène qui les avait rejoints :

— Tu t’habilles ! On va au restaurant Chinois puis au cinéma! déclare-t-elle péremptoire.

En poussant à pied dans la rue de la Convention vers la Seine car ils n’habitaient pas loin du restaurant, Fred découvre l’église Saint-Christophe qui ressemble à s’y méprendre à une église New-Yorkaise en brique rouge. Effectivement plus tard, il apprit que l’édifice était dédié au monde industriel et notamment au monde ouvrier des usines Citroën et de l’Imprimerie Nationale.

Les devantures des restaurants Chinois paraissent si caractéristiques qu’elles se repèrent à bonne distance avec leurs idéogrammes, leurs duilians (paire de lignes poétiques calligraphiées) sur les côtés de la porte d’entrée, leurs styles pagodes, leur couleur rouge spécifique et le dragon en embuscade derrière la vitrine au milieu de grandes plantes vertes.

Tout comme demeure légendaire, la bienveillance limite servilité du personnel qui apporte les cartes – courbettes et sourires compris.

Fred se laisse guider pour sa première fois dans un « Chinois ». Il se retrouve soufflant sur un potage aux nids d’hirondelle puis au milieu de la table partageant les mets comme le veut la coutume, des nems, des crevettes en beignets, des rouleaux de printemps… Il goûte à tous les plats du canard à l’orange au porc laqué en passant par le poulet à l’ananas agrémenté comme il se doit du bol de riz nature collant aux baguettes qu’il apprend à tenir. Hervé lui conseille en dessert des lychees, lui prenant des fraises de Chine et Hélène des beignets de banane flambée au rhum. Pour s’amuser, il déguste tous les deux du saké dans des verres où apparaissent au fond de ceux-ci des images grivoises de filles nues.

Dehors, le froid a accentué le désert des trottoirs du réveillon de noël de plus en plus givrés de poussière blanchâtre. En outre, le cinéma se situe à l’opposé au métro Convention. Recroquevillés les mains dans les poches, le dos voûté, ils pressent le pas pour ne pas rater la séance de minuit. Ils arrivent pilepoil le temps de prendre les billets et de gagner la chaleur de la salle à demi pleine. Il apprend au même moment le titre du film : Le Docteur Jivago. En tout état de cause, il ne s’agit pas de l’œuvre qu’il serait allé voir seul. Ceci dit pour cette soirée de fête, il se devait de faire bonne figure.

D’emblée, il est conquis par le format en super-panavision – en fait du 35 mm gonflé en 70 mm, qui occupe tout l’écran. Ce qui convient à merveille aux larges paysages enneigés du grand nord. La musique avec le thème de la chanson de Lara jouée avec des balalaïkas s’accorde idéalement à cette période prérévolutionnaire de la Russie. Quant au romantisme tragique avec les grands acteurs du moment, il reconnaît la patte archi-connue des américains pour la love-story. Historiquement la guerre et la révolution filmées par Hollywood a quelque chose de kitsch et de rassurant – parfait pour un grand spectacle le soir du réveillon; et puis le début des couplets « Un jour Lara Quand le vent a tourné… » qu’ils fredonnent tous à la sortie, permettant de prolonger et de refaire le film.

 

 

10 / Investigation dans la folk musique

Dans sa solitude désirée, Fred poursuit le soir venu ses investigations dans la folk musique avec Donovan réplique anglo-saxonne de Bob Dylan comme le pointe la presse. « Catch the wind » et « Blowin’ in the wind »  se ressemblent quasiment à la mélodie & aux mots près :

« A force “d’emprunter” dans les “traditional” le chanteur nord-américain se voit copier sans scrupules, lâche-t-il dans son for intérieur».

En fouillant dans les bacs, il déniche « Fairytale » un conte de fée qui révèle quelques-uns de ses « monstres » dont Fred n’aime pas la pochette du disque avec sa photo noir & blanc. Par contre, le morceau « Candy man » qu’il cherchait, s’y trouve et découvre par la même occasion la chanson « Colours » qui s’avère le titre phare.

Il remarque que la comparaison avec Dylan s’arrête au look du folksinger à la casquette, guitare sèche et porte harmonica et à certaines « reprises » ou arrangements ; car s’agissant des textes et de la musique, Fred constate que Donovan donne dans le minimalisme le plus dépouillé, appuyé par la technique du picking pour ne pincer que quelques cordes : pratique qu’il développera par la suite avec « Sunshine superman » et ses plans de basse ou bien encore « Mellow yellow » ; en qui concerne les paroles, là encore les démons ne se décalquent pas sur ceux de l’Amérique et le poète écossais utilise les contes ou les légendes et l’émerveillement enfantin ou le naïf d’où les couleurs et le détournement avec les allégories.

Par exemple, Fred découvre que « Candy man » traditionnel du Révérend Gary Davis parle d’homme à femme avec l’explicite « salty dog » ou comme le dit Alan Lomax cela signifiait sexe oral dans les années 40 alors qu’en modifiant légèrement quelques mots et en en supprimant d’autres, le Candy man devient pour Donovan un vendeur de paradis artificiels.

Ceci dit, Fred sait que cela fait partie du sens caché en poésie ou en argot du folksong ; la maison du soleil levant (The house of the rising sun) désigne une maison de passes dont les filles se plaignent sans la nommer précisément ou plus subtilement en abusant du terme pour mieux la dénoncer à leurs petites sœurs.

Assurément, Donovan prend une orientation psychédélique en cet automne 1965 bien avant les Beatles pendant que Dylan file vers le rock ; Fred se demande alors qu’il n’est question que de couleurs dans l’album si la pochette n’a pas été volontairement blanchie par les producteurs pour masquer la nouveauté qui annonce le Flower-Power.

Le musicien reste malgré tout, note Freddy, basé sur le folk qu’il tente avec des apports de guitare douze cordes, de guimbarde, de jazz ou de celtique, de faire évoluer pour trouver son propre son qui éclatera avec « Sunshine superman » & Mellow yellow ».

Il enchaîne sur « Sunny Goodge street song », où les violents fumeurs de hasch se déchaînent sur la machine à chocolat tandis que par ailleurs les lions mangent les barres (Circus Sour) alors que le poète chante très jazzy cool après avoir nommé le magicien love, love, love… My, My, they sigh!, et les chats sourient au soleil (Summer day reflection song) ; suivent les chansons de route où les filles vont se succéder avant que les mouettes de la liberté disparaissent avec le mensonge mais s’insurgent lorsqu’ils remplissent leurs verres de vin de nègres assassinés : le Vietnam étant le dernier jeu (the ballad of Crystal man). C’est tout dit ! conclut Fred.

Enfin, une composition étrange autobiographique d’après Andersen, l’interpelle,  bien dans le féerique avec le petit soldat de plomb auquel manque une jambe sur une étagère à proximité d’une ballerine qu’il protège amoureusement. Cette dernière finit à la vente et le soldat jeté dans le caniveau. Ensuite, après maintes péripéties ils se retrouvent et ont des enfants. Petit, Donovan suite au vaccin poliomyélite qui se faisait dans la jambe, a failli la perdre d’où une légère claudication et la ballerine désigne son grand amour Linda à laquelle il consacrera une chanson dans son disque suivant « Sunshine superman ».




11 / Lundi matin. Gare Saint Lazare.

Lundi matin. Gare Saint Lazare. Immeuble haussmannien. Large escalier en bois. Tapis et protection retenus par des barres en laiton rutilantes. Ascenseur en bois dans une cage en fer forgé. Double portes au 1er étage. Moquette usée du hall d’entrée où s’affalent de vieux fauteuils club en cuir havane complètement avachis aux accoudoirs élimés.

Fred signe la feuille d’émargement et tire la porte capitonné de skaï bordeaux puis ouvre celle du bureau de Chantal sa copine arménienne, coiffure noire mi-longue et raides aux reflets acajou avec une raie soit au milieu soit sur le côté, les pommettes saillantes et les yeux marrons très foncés presque noirs. Dehors, il fait encore nuit. Elle fume déjà ses blondes à tire-larigot  et porte ses jupes-culottes couleur tabac de chez Cacharel ainsi que ses talons à bouts carrés.

— Salut, Freddy ! J’ouvre un peu la fenêtre car Christian va encore râler que ça sent la cigarette.

— Bonjour, Chantal ! dit-il en lui faisant la bise.

Puis, elle s’assoit derrière son vieux bureau de dactylo en métal marron recouvert de plastique grenat marbré tandis qu’il prend place dans le fauteuil défoncé en skaï grisâtre de son supérieur.

— Alors, Donovan ? blague-t-elle machinalement car ce genre de chanteurs ne rentrait pas dans les goûts musicaux de sa génération mais ils en avaient déjà longuement parlé à bâtons rompus. Elle avait 25 ans, dansait dans les boîtes jusqu’à la transe sur du rhythm’s and blues et lui allait vers ses 17 ans.

— Finalement, je l’ai trouvé. Par contre, la pochette toute blanche est décevante avec une photo noir & blanc. On aurait pu espérer un minimum de couleurs… bref, à la première écoute, il s’agit de folksong inspiré, voire du traditionnel joué avec la technique du picking, décrit-il.

— S’cuse, picking ? fait-elle en levant les sourcils tout en pinçant les lèvres puis en concédant un large sourire.

— Oh, oui ! Une méthode qui consiste à ne pincer que quelques cordes à la fois tout en enchaînant les accords. Ce qui donne une sorte de frise musicale style Country, explique-t-il.

— Je vois ! Et la deuxième audition ? relance-t-elle.

— Il préfigure ce qu’on connaît maintenant avec « Sunshine superman » ou « Mellow yellow » ; à savoir un minimum de notes par plan bien ciblé et des paroles colorées pour ne pas dire plus. D’autre part sur cet album, j’ai découvert un succès qui s’appelle «Colours» le bien nommé que je ne connaissais pas ! admet-il.

— D’la musique psychédélique…, planante, quoi ! taquine-t-elle en appuyant un pied sur le tiroir en métal du bas qui recevait les pelures de toutes les couleurs et le papier à en-tête.

— Oui, mais il va chercher ses compléments dans le jazz, la musique celtique tout en restant dans la dominante folk avec également des protest-songs. N’oublions pas que l’enregistrement date de 1965 ! précise-t-il.

 — Ah ! Effectivement, c’est un précurseur ! N’empêche, comment tu l’as repéré ? demande-t-elle.

— A la radio tard le soir, j’ai entendu  « Candy man » qui m’a intéressée par sa façon de jouer typiquement américaine puis je me suis documenté. Alors, j’ai cherché un peu partout chez les disquaires avant de le dégoter chez un petit dans le 15ème. Du reste à ce propos, je suis à la recherche d’un 45 tours des Pink Floyd où il figurerait logiquement « Astronomy domine » & « Interstellar overdrive », deux morceaux expérimentaux qu’ils jouent surtout sur scène. Apparemment, il existe avec notamment « Arnold Layne » & « Interstellar overdrive » mais impossible à lui mettre la main dessus. J’ai fait le Lido Musique, Disc-Inter à l’Odéon, le Discobole ; ils m’ont tous proposé le 33T. Ne sachant pas ce qu’il contient réellement malgré que j’en aie écouté quelques titres au Printemps et au Galeries ; ça ne suffit pas pour me faire une idée générale, évoque-t-il.

— Bien sûr ! T’as été voir dans les magasins du boulevard St Michel car c’est des musiques pour les étudiants ! balaye-elle en lissant entre ses doigts sa longue mèche de cheveux noirs aux chatoiements ambrés.

— Peut-être ! Ça me rappelle à une époque où je voulais acheter en province « Subterranean homesick blues » de Dylan en 45T. , je suis reparti avec « Like a rolling stone ». Une autre fois, je désirais « Hey Joe » de Jimi Hendrix et ils m’ont vendu « Purple Haze » ; je n’ai pas perdu au change, tu me diras… mais il y a quand même un problème avec les diffuseurs en France. Aujourd’hui, ils matraquent à la radio, dans les juke-boxes et placardent dans les vitrines des boutiques de disques, les Bee Gees avec « Massachussetts » pour les minets parce que cela relève également disent-ils, du rock psychédélique comme les Pink Floyd alors qu’on veut entendre ces derniers. Avec cette campagne contre la drogue dans tous les journaux qu’ils ont baptisée – excuse-moi du peu, « L’épidémie du siècle d’origine Anglo-Saxonne » ; ça leur permet de censurer tout ce qui vient d’Angleterre ou des U.S.A., se défend-il.

— Si tu veux ! Je peux voir mes copains branchés « Londres » s’ils n’ont pas le disque. A chaque fois qu’ils reviennent de là-bas, ils en ramènent une tonne, propose-t-elle.

— Je veux bien ! confirme-t-il.

— Quant à moi, je passe et repasse « Sitting on the dock of the bay » d’Otis Redding, jubile-t-elle.

— Le morceau sorti après sa mort ? demande-t-il.

— Oui ! On a une sensation étrange quand on l’écoute plusieurs fois. Ça donne l’impression que cette chanson était prémonitoire. Comme si sa maison de disques attendait sa mort pour la diffuser ou comme si Otis sentait sa fin proche. Dans les deux cas, on se retrouve dans le pressentiment, confie-t-elle avec les yeux brillants d’émotion.

— Il est sûr que rien que le titre « assis sur le quai de la baie… à regarder la mer » suggère le suicide ou au minimum la tentative, interjette-t-il.

— Je ne crois pas qu’il pensait au suicide mais il voyait bien la vie « en regardant la marée décroître en tuant le temps » comme il le chante, et présageait certainement quelque chose de dramatique comme beaucoup de gens sensibles les perçoivent dans ces moments là, observe-t-elle.

— Il est incontestable que c’est un morceau très fort ! conclut-il en se levant rejoindre son bureau.

 


12 / La pile de disques

Un soir, Chantal lui donne rendez-vous à la station de métro Saint-Augustin pour ne pas être vus ensemble car les langues des bureaux vont plus vite que la rumeur.

— On va prendre le métro même s’il n’y a que deux stations car j’ai mal aux pieds à force de danser. Dès fois en boîte, je danse pieds nus…, s’excuse-t-elle. …Ah, oui, je te préviens, ils sont un peu de l’autre bord, ajoute-t-elle.

Arrivés dans l’appartement d’un immeuble récent cossu de Saint Philippe du Roule, elle lui présente ses amis de discothèque qui vivent ensemble dans ce qu’il faut bien appeler un logement grand standing. Fred découvre le salon immense entrecoupé d’une demi-cloison ajourée de lattes et doublée de grandes plantes vertes, accueillant les canapés en angle, coussins et autres fauteuils en cuir blanc & table basse où la platine émerge le long du mur posée à même le sol en marbre gris.

L’un a les cheveux courts noirs sans frange sur le front dénommé Tony, l’autre mi-longs à la Ronnie Bird ou à la Bee Gees moulés tous les deux tel des faux-jumeaux dans des pantalons style jean’s de luxe et des maillots ras du cou en V à la maille fine gris foncé pour l’un et marine pour l’autre – manifestement des fils à papa fumant des Rothmans, des Benson & Hedges et des Dunhill mentholées.

— Tu travailles avec Chantal dans les assurances, c’est ça ? demande Tony à Fred d’un seul coup devenu tout malingre dans son costume trois pièces.

— Oui ! Mais pas dans le même service ! dit-il en essayant de se démarquer pour se donner de l’aise.

— Tu voulais écouter les Pink Floyd ? Tiens, dit Tony en lui tendant une pile de disques. Il est peut-être là-dedans sinon je t’en rapporterais d’autres. Qu’est-ce que tu veux boire ? Whisky, Bière, Cognac, Vodka, Coca-Cola, Perrier, café… propose-t-il avec convivialité.

— Café ! choisit-il.

— Et toi Chantal ?

— Vodka orange, s’il te plaît ! glousse-t-elle

— Pascal ?

— La même chose que Chantal !

— Et moi, je vais me prendre un whisky coca ! concède-t-il.

Pendant ce temps, Fred dévore le paquet de 33T. comme s’il feuilletait des revues clandestines :

La jaquette de l’album des Doors qui s’ouvre en deux parties, fait apparaître une scène de rue du vieux New York où des acrobates et des artistes jouent un numéro de cirque – clin d’œil à La Strada de Fellini, avec des photos-affiches du groupe apposées sur les murs ainsi que des bandeaux imprimés « Strange Days », donne le ton à cet autre monde qu’il désire explorer ;

Jimi Hendrix vêtu d’une cape noire lève les bras au-dessus de ses deux acolytes prêt à décoller ;

The Velvet Underground & Nico tendance sado-maso arbore la très phallique banane œuvre d’Andy Warhol et affiche des morceaux très longs expérimentaux ;

Big Brother and the Holding Company publie des démos sous forme de pétales de fleurs où Janis Joplin n’a pas encore explosée – ça sera pour le suivant;

The Mamas & the Papas «Deliver » offre un jeu dans une piscine californienne comme tous leurs succès ;

Jefferson Airplane pose pour une photo de groupe très country avec le banjo alors qu’ils ont été un fer de lance du « Summer of love » de l’été 1967 (Somebody to love);

« The Graduate » de Simon & Garfunkel l’inévitable, barré par une jambe gainée de bas noirs coupe la chique à Dustin Hoffman, « hey, hey, hey… Mrs Robinson » ;

The Mothers of Invention deux albums où sur l’un en plan de taille, Frank Zappa devant ses musiciens éclate en rouge fluo sur fond bleu électrique, émettant une bulle style B.D. : « Freak Out ! », et sur l’autre toujours le visage du leader aux grosses moustaches en noir & blanc dévoilant au verso le titre « complètement libre » au dessus d’un de ces dessins naïf stylisé d’une rue de ville américaine noyée de voitures-poissons et de panneaux sur les immeubles marqués « BUY ! » appelant à acheter… le disque ;

Cream : les trois têtes du super groupe anglais émergent tel les présidents américains au Mont Rushmore, d’une forêt hallucinée rose acide ;

Grateful Dead : des lettres psychédéliques héritées de l’Art Nouveau et un liséré d’or sur le pourtour de la pochette pour la « Golden Road » chapeaute le haut de forme du « mort reconnaissant » de Jerry Garcia et de ses accompagnateurs de San Francisco ;

John Mayall quant à lui poursuit sa croisade pacifique commencée avec les beaux éclats d’Eric Clapton & de Peter Green puis de Mick Taylor pour cette galette. ;

Fred à force d’éplucher, tombe sur l’objet désiré dont la couverture semble usée par frottement dû à l’effet kaléidoscopique de la photo floutée des Pink Floyd démultipliée par trois, apparaissant en costumes chatoyants et chemises chamarrées aux couleurs gris-perle, bleues, violettes, opalines ou  vieux rouge ; au verso le groupe en file indienne se découpe sous forme de tâche d’encre en ombre chinoise sous le titre comme pour Donovan, de livres d’enfants « le joueur de cornemuse aux portes de l’ombre » (The piper at the gates of dawn, 7ème Chapitre de Wind in the willows – le vent dans  les saules de Kenneth Grahame).

Il sort le vinyle avec précautions en le prenant entre le pouce et l’index alors qu’il se révèle maculé de cendres de cigarettes, de traces de saletés voire de boissons sucrées et le pose sur la platine. Malgré tout cela, le son surprend par sa clarté ; à croire que les recommandations des disquaires pour le nettoyage masquent un business de produits d’entretien inutiles et désuets.

Apercevant le disque choisi, Tony déclare tout de go :

— C’est Astronomy Domine que je préfère !

— Interstellar Overdrive n’est pas mal non plus au début de l’autre face, renchérit Pascal.

De toutes les façons, Fred avait mis la face A ; donc Astronomy Domine en N° 1 pût larguer les guitares après un appel des noms de planètes style compte à rebours, aux accélérations contenues puis ponctuées d’échos de voix réverbérant, entrecoupées de nappes d’orgue planantes et dynamisées par les roulements des baguettes de la batterie, pilotant le vaisseau floydien dans les galaxies lointaines. Le chant « dans les eaux glacées au fond…, les étoiles peuvent effrayer » donnent des frissons à tout le monde.

Tout en flottant dans un climat de science-fiction musicale, il continue à consulter les disques et remarque les « anges » du Buffalo Springfield accoudés à une chaîne de montagne dominant la mer et leur fée « oiseau bleu » (Bluebird) apparaissant derrière des arbres ;

Country Joe & the fish à la pochette hyper psychédélique divisée en quatre pétales présentant des light shows du groupe différents sur laquelle la musique électrique s’affiche bonne « pour l’esprit et le corps » comme l’annonce Joe Mc Donald ;

De leur côté, les Byrds posent pour une photo de groupe et chantent toujours Dylan « plus jeune qu’hier » (My back pages) ;

Quant aux Yardbirds, Jimmy Page joue mieux ou aussi bien de la guitare que du flipper dessiné sur la couverture (Little games) avec un vieux fond de rock ‘n roll et de blues.

En retournant le microsillon, le décollage est assuré : rythmes hypnotiques, guitares stridentes, orgue spatial ou cristallin, basse enroulant des volutes, bruitages de musique contemporaine et vogue les improvisations simulant les tremblements interstellaires, les chocs cosmiques, les distorsions intersidérales et autres bourdonnements intergalactiques.

Et les gnomes poursuivent leur périple en entonnant un chant mystique tiré du I Ching – livre des changements (Chapter 24), croisant un épouvantail noir et vert (Scarecrow) pour finir à vélo.

 


13 / La défense du livre « L’Astragale »

En ce début de printemps de l’année 1968, Jocelyne toujours en jupe et pull à maille fine, le visage et le corps ronds, les lèvres charnues au sourire gourmand, la chevelure blonde coiffée d’un carré plongeant à la Sylvie Vartan, sténodactylo dans le même service que Fred, qui par nature ne mouftait pas, prend par surprise la défense d’un livre « L’Astragale » d’Albertine Sarrazin face à leur chef de service et son « adjointe » transformées tout à coup en mégères des plus réacs – adjointe qui devant la virulence des débats demeura muette.

Comme à son habitude, la presse avait déclenché une campagne de dénigrement de ses œuvres naissantes sous le prétexte qu’il s’agissait d’argot, de prison, de prostitution, de voleuse et d’amant taulard – et peut-être aussi, à cause d’une prise de parole par une détenue de sexe féminin, en plus.

— … Comment pouvez-vous dire des choses pareilles alors que vous ne l’avez même pas lu ? Si vous voulez ; je vous le prête ! propose Jocelyne indignée.

— J’ai d’autres occupations plus intéressantes que de lire des cochonneries pareilles ! repousse la chef de service tendue comme une vieille arbalète.

— Vous dîtes ça sans même en avoir lu ou feuilleté une page !

— Jocelyne ! Des professionnels dont c’est le métier l’ont lue et disent tous qu’il s’agit d’une écriture châtiée!

— Les mêmes qui aujourd’hui parce qu’elle est morte après avoir connu le succès et obtenu un prix littéraire, retournent leurs vestes vantant ses mérites !

— Qu’est-ce que vous lui trouvez de bien ? De se retrouver en prison pour avoir volé ?

— Elle a fait des bêtises et ne s’en cache pas bien au contraire ; elle les écrit pour pouvoir les surmonter.

— Mais en quoi cela nous concerne-t-il ? Sa vie ne nous regarde pas ! balaie la chef.

— C’est la première fois qu’une femme raconte l’enfer de la prison !

— Une femme ? Une délinquante, oui ! Une traînée !

— Par la faute à qui ? rétorque la sténodactylo de but en blanc.

— Quant on vole, c’est quand même pas la faute des parents ou de la société !

— Elle a été abandonnée à l’Assistance Publique !

— Ce n’est pas une raison ! Nous aussi pendant la guerre on a eu une enfance difficile. La vie n’était pas rose tous les jours ; c’est le moins que l’on puisse dire. On ne volait pas pour autant et on n’aurait sûrement pas reporté la faute sur les parents. Peut-être qu’à l’Assistance Publique, elle était mieux que nous !

— Faut pas exagérer! Et la prison, un palace aussi ! ajoute Jocelyne ironique souligné par un rictus.

— Non ! Mais, si on avait faim et cela arrivait souvent car il n’y avait rien à manger sauf au marché noir, on ne chapardait pas pour autant même s’il l’on avait parfois des doutes sur la provenance des marchandises, admet la responsable avec une évidente mauvaise foi.

— Vous n’y êtes pas ! Elle ne vole pas pour manger mais pour des fringues ou une bouteille de whisky ! décroche Jocelyne.

— Eh bien ! Cela confirme mes dires. Il s’agit bien d’une dévergondée. Et vous voulez que je lise ses stupidités ? pointe la cadre supérieure avec orgueil.

— Elle a droit au rachat !

— Avec quoi ? Parce que je suis Chrétienne ?

 — Avec ses livres ! Pardi !

— Et puis quoi encore ? Elle fait les 400 coups qu’elle gribouille dans son jargon et il faudrait… lâche-t-elle en suspens.

— Ça ne vous touche pas quelqu’un qui se révolte parce qu’elle n’a pas eu d’amour maternel et en second se retrouver rejetée par ses parents adoptifs ?

— Si tout le monde commettait des hold-up parce qu’il manque d’amour maternel, ça serait le Far-West. Je ne dis pas que cela n’est pas triste mais il faut prendre sur soi. Dans la vie Jocelyne, il y a bien des choses à surmonter comme vous dites, qui sont parfois aussi dures que l’absence d’une mère ou d’un père croyez-moi ! moralise-t-elle en pure perte.

— Ecrire un livre voire plusieurs n’est pas prendre sur soi ?

— Après avoir tout cassé ? surnage la mégère en chef de plus en plus rouge.

— Pour une bouteille de whisky et la participation à un hold-up où sa comparse blesse une vendeuse à l’épaule, prendre 7 ou 8 années après l’Assistance Publique, ça forge certainement des rebelles, assène Jocelyne bravache comme un coup de grâce.

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? Ce livre vous a tourné la tête !

— Non, pas du tout ! Mais des têtes auraient bien besoin de tourner ! lâche Jocelyne en mimant le coup du lapin.

— Si vous voulez bien, on arrête là et on se remet au travail. Merci ! abandonne la chef du bureau exsangue.

Fred venait d’entendre son premier discours féministe réel. Après l’altercation qui verra Jocelyne quelques mois plus tard quitter l’entreprise, il la réconforte et lui demande de lui prêter l’Astragale son livre le plus connu.

Il apprend que l’astragale est l’un des os du talon dont l’héroïne Anne se brise en sautant d’un mur de la prison d’au moins dix mètres pour s’évader. Recueillie par un repris de justice qui la cache chez des amis de planque en planque, elle réussît à se faire opérer malgré les recherches de la police et gagne l’amour de son sauveur alors qu’elle vivait en même temps des amours saphiques initiés en prison. Pour vivre, elle continue de faire le trottoir pour payer ses caches et sa liberté. Puis un beau jour d’août, Anne ouvre la porte croyant découvrir son Jules, tombe sur un policier. C.Q.F.D.

Fred, l’esprit peuplé de trafiquants d’armes, d’esclaves noirs ou de hachich, de boutres poursuivis par la police anglaise, en fendant les eaux turquoise ou outremer de la mer rouge, de guet-apens pour des poignées de perles, de coups de feu, de caravanes de contrebandiers se cachant dans le désert, de noyades après moult bagarres, d’assassinats en bonne et due forme…, des livres d’Henry de Monfreid sans oublier les récifs, les voies d’eau, les maladies et les tempêtes, se retrouve ici dans un livre (un lit !) de fille.

Il redécouvre l’argot des prisons cher à Albert Simonin  et suit la mineure (19 ans) en cavale à la fatalité tragique s’enfermant dans l’amour exclusif, prête à tout où l’errance tout azimut devient synonyme de révolte ; de planque en hôtel, de cambriolage en prostitution et de biftons en manuscrits, elle concrétise son indépendance hors-normes « rien qu’une toute petite pointe Bic avec des griffes et des dents ».

Il apprécie cette écriture simple, en grande partie teintée d’oralité, volontairement rebelle qui parle de son quotidien pour certain infernal qu’il lui faut assumer dans tous les cas et des prises de risques comme leitmotiv.

Il se souvient dans les H.L.M. quand il était môme, côtoyant des copains sortant de prison ou d’autres en cavale se décolorant les cheveux avec de l’eau oxygénée. Lui-même gamin, il avait été interrogé à plusieurs reprises dans un commissariat de police comme témoin cité par le concierge victime d’une bagarre, qu’il n’avait pas vue… à 11 ans !

Cette « littérature BIC » lui ressemble – solitude, jouissance de l’élémentaire, écrit comme on parle, recherche de soi et de ses limites, petits plaisirs personnels…, bref cantiner à tous les niveaux pour faire face au désert.

 


14 / 45T simple & « Campus »

Le 45T. Simple 2 titres, bien moins cher avec une pochette en papier, se répand comme une traînée de poudre imitant en cela les produits jetables, touchant tout le monde y compris Fred qui se prend à en acheter d’autant plus que les radios en sont restées à S.L.C. et autres Hit-parades.

« If you’re going to San Francisco – soyez sûr de porter des fleurs dans vos cheveux »…, l’inévitable de John Phillips des Mama’s & Papa’s chanté par Scott McKenzie, l’hymne hippie par excellence, s’avère l’un des premiers suivi de ;

« Days of Pearly Spencer » de David Mc Williams, le joueur qui a tout perdu, vaincu par une maison de jeux et devenu clodo où le refrain nasillard imite un mégaphone entrecoupé d’une envolée de violons ;

« Lady Madonna » au demeurant les Beatles toujours dans le social qui ne renient pas l’endroit d’où ils viennent, s’interrogent sur la performance d’une mère célibataire pour joindre les deux bouts ;

« Happy Together » l’une des tortues californienne (The Turtles) à la voix rocailleuse s’invitent dans le ballet des complaintes amoureuses de la joie désirée d’être ensemble ;

« All you need is love » revendiquée par contre comme un slogan par les Scarabées pour le mouvement Peace & Love « où tout ce dont tu as besoin est d’amour et il n’y a rien que tu puisses faire qui ne puisse être fait » ;

« Nights in white satin » : les Moody blues rêvent d’une nuit en satin blanc en écrivant des lettres sans l’intention de les envoyer ;

« Hello Goodbye » : pendant que les quatre-garçons-dans-le-vent toujours dans l’expérimentation avec leur fanfare rock psychédélique, s’amusent à se contredire mot pour mot (Hello, Goodbye) ainsi qu’à délirer en se mettant dans la peau d’un morse (I am the Walrus) ;

« Save me » beaucoup plus sérieux, de Julie Driscoll reprise d’Aretha Franklin d’un amour qui a mal tourné.

Enfin, Europe N° 1 se décide de tenir compte des changements et programme Campus une émission « qui s’adresse à ceux que l’avant-garde et la nouveauté séduisent », pour les étudiants à 20h en remplacement de « Dans le vent », présentée par François Jouffa qui fait rugir l’orgue Hammond de Brian Auger en hurlant « Tiger ».

Tous les soirs, il s’immerge dans le flux de Pop-musique, de folk électrifié, de blues-rock anglais et de chansons françaises à texte, propulsé par la contre-culture Peace & Love, le psychédélisme et autres philosophies orientales.

Le festival pop de Monterey (Californie) constituait la base de la programmation de l’émission naissante. Beaucoup de musiciens venaient du monde étudiant ou vivaient en communauté notamment à San Francisco :

Janis Joplin avec sa reprise « Ball n’ Chain » (L’amour comme un boulet) de Big Mama Thornton, lui donne des frissons et lui fait monter les larmes aux yeux ;

« La Chose Sauvage » (Wild Thing) adaptation des Troggs, fait tellement bouger le cœur d’Hendrix qu’il participe à la fin du morceau à un concours de cassage de guitare avec les Who – se signalant auditivement par des larsens et autres bruits & fracas électroniques, « qui en ont marre de se faire rabaisser par les gens… » Fred se référant à « My » Génération ;

Grace Slick et sa voix puissante assure au Jefferson Airplane de lui trouver « quelqu’un à aimer » (Somebody to love) ;

Country Joe & the Fish déroule des arpèges sur des nappes d’orgue planantes se mélangeant, accompagnés de changements de rythme et relevés par des solos orientalisants (Section 43, Instrumental) ;

Otis Redding avec « Shake » & « Respect » remet la mécanique sur les rails… (I’ve been) loving you (too long) ;

The Mama’s and Papa’s organisateur du festival, dont les ballades bercent le rêve californien électrifié ;

Grateful Dead et sa grosse basse & rythmique sur « Viola Lee Blues » perforé des solos de Jerry Garcia où l’improvisation se situe au de-là du temps ;

The Byrds rock n’ rollisent « Hey Joe » qui tire plus vite que son flingue ;

Paul Butterfield Blues Band dérive dans le blues classique (Driftin’ blues) avec sax, trompette, piano & harmonica ;

Moby Grape mélange toutes sortes de musique passant du rock au folk en n’oubliant pas le blues & le country, le tout arrangé pour trois guitares (Indifference, Sitting by the window, Omaha) – parfois Fred a l’impression d’entendre un solo des Shadows ;

Ravi Shankar en guise de réveil matin, le sitar et les tablas nettoient les décibels de la nuit… sursaturée.

Pour lui, la nouveauté des groupes tient en partie sur l’électrification et l’orchestration de blues, de folk traditionnel, de country, etc., tel que l’avait initié Bob Dylan au Festival de Newport sous les huées & acclamations.




15 / La poésie beatnik

En plus de la musique, le présentateur fait un peu plus que le disc-jockey et joue le rôle de passeur. Ainsi, Fred découvre la poésie beatnik par exemple en entendant un soir un extrait d’un enregistrement de Jack Kerouac déclamant un passage de « Visions of Cody & la dernière page de Sur la route », en imposant son tempo sur un accompagnement de jazz en direct sur un plateau de télé (Steve Allen TV Show).

Le phrasé imite la monotonie répétitive du paysage américain même si l’auteur élève la voix ou s’impose un silence avant d’entamer un dialogue. Les mots s’enchaînent, se bousculent, se heurtent, s’entrechoquent, se « marchent sur les pieds » et l’accélération continue telle une descente vers San Francisco dans un voyage en Greyhound. Et puis le roulis du texte reprend sa forme en boucle, le corps & l’esprit ballottés à la cadence des images suscitées et à l’état de communion du public.

Le contenu, c’est sa vie « Sur la route », l’aventure de l’urbain, les rencontres parfois tordues, les voitures roulant la nuit, le stop au petit matin à la sortie des gares, les petits jobs durs et mal payés, les filles pour tenir le coup, les copains pour étancher la soif de voir le monde démesurément trop grand, démultiplié à l’infini, fuyant avec ses trésors et ses coups fourrés qui se termine par des cuites pour tenter de l’égaler, de le parcourir ou de l’approcher voire de le comprendre.

L’écriture ne respecte pas les canons de la poétique académique ; elle suit l’exaltation de l’oralité des Talking blues empruntant son rythme emporté parfois violent de la rébellion politique et le déroulé des « feuilles d’herbe » de Walt Whitman.

Des années plus tard, Fred retrouve sur Internet une vidéo parmi une multitude d’autres qu’il avait entendu à l’époque à la radio de Kerouac : «… and everything is going to the beat. It’s the beat generation, it’s beat, it’s the beat to keep, it’s the beat of the heart, it’s being beat and down the world…” (et tout sera beat. C’est la beat génération, c’est beat, c’est le beat à garder, c’est le beat du cœur, c’est être beat et au cœur du monde –  San Francisco Scene). Magnifique envolée lyrique reconnaissable entre mille, d’un bar-café accueillant un groupe de jazz où le batteur à 12 ans « Now it’s jazz, the place is roaring. » (Maintenant, c’est le jazz, l’endroit est rugissant).

L’enthousiasme du poème lui donne l’envie de « prendre la route » ; ce qu’il fera plus tard quand il en aura marre de ses vieilles biques sinistres du bureau et de tout ce faux semblant mais pour le moment il s’investit dans l’apprentissage de la musique car il pense qu’il faut une discipline alors il apprend à jouer d’un instrument la guitare en l’occurrence et bien d’autres choses avant de partir.

Pour ne pas être en reste, le programmateur diffuse également une bande de William Burroughs de la B.B.C où il scande de sa voix traînante & nasillarde très caractéristique un extrait de Naked Lunch et de Nova Express dans lesquels – Fred  découvrira un peu plus tard « Le festin nu » ; il est question pour le premier d’un enfer à la Jérôme Bosch avec junky, expérimentations sexuelles, paranoïas vis-à-vis de la police et de la justice, trafics en tous genres dans les bas fonds de Tanger et de l’inconscient ; dans le second de virus, de dénonciation hallucinée des manipulations « des syndicats et gouvernements… pour vendre la terre sous les pieds de ceux qui ne sont pas encore nés pour toujours. », « Ecoutez : Leur Jardin de Délices est un égout terminal » affirme W.S. –B. dans Nova à propos de Naked Lunch et de Soft Machine », et de guerre « d’extermination » où il ne reste plus qu’ « aux partisans de toutes les nations —  Coupez les lignes-mots » pour tenter de résister. Lui aussi, dispose malgré son timbre d’outre-tombe d’une rythmique époustouflante qui se marrie allègrement avec le rock.

Bien plus tard, il en a eu la confirmation comme pour Kerouac avec une vidéo parmi d’autres de Burroughs psalmodiant un poème de Jim Morrison sur une musique des Doors « Is everybody in ? The ceremony is about to begin » (Est ce que tout le monde est là ? La cérémonie va bientôt commencer).

Si « les lions dans le rue rôdent » pour Burroughs, le « 3ème ange » Allen Ginsberg hurle (Howl): « I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked, dragging themselves through the negro streets at dawn looking for an angry fix… » (J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques nus, se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre…).

Pour Fred, si Ginsberg a l’obscénité radieuse, il en demeure pas moins très critique du rêve américain : « Moloch ! Moloch ! Appartements robots ! banlieues invisibles ! trésors squelettiques ! capitales aveugles ! industries démoniaques ! nations spectres ! asiles invisibles ! queues de granit ! bombes monstres ! », extrait abrégé enregistré par la BBC4 sur une musique vrombissante du Métropolis de Fritz Lang. Il accuse très durement la société américaine d’être un monstre consumériste et d’engendrer « des gratte-ciels dans la brume et des banques aux mille fenêtres aveugles » pendant que les « enfants hurl(ent) sous les escaliers », les « garçons sanglo(tent) sous les drapeaux «  et les « vieillards pleur(ent) dans les parcs ».

« Quel sphinx de ciment et d’aluminium a défoncé leurs crânes et dévoré leurs cervelles et leurs imaginations…  Moloch ! Moloch ! Cauchemar de moloch ! Moloch le sans amour ! Moloch mental ! Moloch le lourd juge des hommes ! » attaque-t-il ; voilà les choses assénées ajoutant sur la bande sonore du  Film de F. Lang, le corps, la chair, le sexuel et la politique cruelle – esthétisée & ambigüe dans l’œuvre du cinéaste (la coscénariste & auteur du roman Métropolis [ville futuriste où on essaie de faire passer le règne des machines pour une histoire d’amour troublée par un robot, entre un riche et une pauvre] Thea von Harbou avait des penchants nazi dès 1927 ou 26 et adhéra au N.S.D.A.P. – parti nazi, en 1940).

Cette charge politique et bondissante de Ginsberg, n’oublie pas que Moloch, c’est aussi soi-même… voire l’autodestruction : « Moloch en qui je suis une conscience sans corps ! ».

A propos de la rythmique de la diction, Fred constate encore une fois la musicalité de la poésie beatnik. Ginsberg avouait avoir travaillé le souffle pour garder la mesure avec des Bop refrains.

Fred à force de recherches, tombe sur l’ange noir de toute la beat génération qui a inventé l’expression  « beat » et ses déclinaisons.

Héros dans tous les romans & poèmes des beats, notamment personnage central dans Junky de W.S. Burroughs, etc., Herbert E. Huncke au visage dévasté toujours bien sapé, prend Burroughs pour un flic du FBI et Kerouac pour un mannequin des chemises « Arrow ». Devant ces petit-bourgeois qui s’initient à la route, lui, doit voler, se prostituer et trafiquer pour vivre et se payer sa dose.

Doté d’un humour ravageur comme tous les gens qui ont beaucoup galéré, il ne savait même pas, quand il a été condamné pour tentative de meurtre sur un policier à la place de Ginsberg & ses amis… que les crimes & délits pouvaient existés.

« La première chose que m’a dit Elise quand  je suis arrivé sur la « scène » était qu’il y avait un sorcier dans le voisinage. » Le sorcier, c’était Burroughs. (Coupable de tout – Guilty of Everything [The Herbert Huncke Reader]).

Fred se demandait comment ces types complètement défoncés ou ivres pouvaient encore écrire ou déclamer sur scène ou plateau TV avec une certaine tenue.

Toutes ces infos sur les groupes, les musiciens, les chanteurs, les auteurs, les compositeurs, les écrivains ou les poètes américains permettent à Fred d’approfondir le cas échéant en écoutant les disques ou en lisant des passages des bouquins chez les libraires, les disquaires ou les grands magasins sans nécessairement les acheter. Ce fourmillement continuel de nouveautés, de découvertes que ce soit pour le théâtre, le cinéma, la science-fiction, la peinture ou les lieux branchés, relayés par les magazines ou les revues style Rock & Folk, Fiction, Galaxie, Jazz magazine, L’Avant Scène Cinéma ou Théâtre…, donne naissance au « Mouvement » qui ne fera que s’amplifier.

Les verrous de la culture sacralisée ont sautés sous la pression de la société de consommation malgré elle. Déjà, la jeunesse américaine revendique la contre-culture. Les avant-gardes se fondent dans le fleuve mode jeune. Certains résistent, d’autres en profitent pour s’adresser à un public plus large. Le cyclone d’outre-Atlantique balaie tout sur son passage en agissant zone par zone.

Personne ne peut repartir en arrière et Freddy emmagasine dans l’urgence la production du « Mouvement » avec une rage & une boulimie déconcertante pour ses aînés car il sent que le « train ne repassera pas deux fois »… même si quarante ans après certains disent que celui-ci a été complètement récupéré : « Oui, mais tout le monde aujourd’hui avec Internet peut s’informer et s’exprimer. Ce n’était pas le cas à l’époque ! ajoute-t-il »

 


16 / Emission spéciale à Martin Luther King

En hommage à Martin Luther King assassiné au début du mois d’avril 68, Campus diffuse une émission spéciale sur la black music. Pour Fred, s’agissant essentiellement de Rhythm and Blues dont ce n’est pas la musique de prédilection – préférant le blues à la guitare mais celui-ci s’étant également mélangé au Jazz et au Gospel…, prête malgré tout, toute son attention comme pour tout ce qu’il ne connaît pas ou peu.

Le Rhythm and Blues se joue beaucoup plus rythmé, au tempo particulièrement rapide avec l’accent sur la batterie, la basse et les cuivres notamment le saxophone.

Ray Charles qu’on ne présente plus que sous le terme « The Genius », dans les années 50 cherche son style en accumulant les enregistrements ; devant la flopée de titres, Fred retient le piano bluesy de « Baby, let me hold your hand », le début de rock sur « Kissa me baby » où les promesses de Cadillac, de bague en diamant et de maison de style se répandent à la volée tandis que l’entraînant swing « Th’ego song », le blues jazzy « gospelisé » de « Late in the evening blues » puis le réaliste jazz romantique avec Grand Orchestre « I wonder who’s kissing her now » (garçon trompé à son tour), donnent naissance à la Soul avant que l’explosif & sexuel « What’d I say » (Regarde la fille à la robe rouge, elle peut faire le « birdland » [danse] toute la nuit) rafle la mise.

Il apprend à faire la différence qui ne s’avère pas évidente pour un non-spécialiste entre les maisons de disques Stax et Motown.

Pour la première fois, il découvre Booker T. & MG’s et son blues instrumental à « l’anglaise » « Greens onions », groupe qui accompagnera tout le team de la Stax de Memphis – la soul du sud profond influencée par la Country ;

Otis Redding en particulier avec « Fa, fa, fa, fa » chanson soi-disant triste alors qu’elle entraîne tout le monde à danser ;

Wilson Pickett et son « In the midnight hour » où la caisse claire claque sur une basse de déménageur en attendant sa chérie jusqu’à minuit, propulsé par la voix à la tonalité proche des cuivres ;

Sam & Dave « Soul man » grosse basse & grosse caisse à fond, zébré par des voix suraigües dynamitant les préjugés – inspiré à Isaac Hayes & David Porter après les émeutes de Juillet 1967 à Detroit où les bâtiments abritant des afro-américains n’avaient pas été détruits ou brûlés parce qu’ils avaient été marqués du mot « soul » : « I’m soul man – Je suis une bonne âme ».

Chez Motown de Detroit, Fred perçoit que c’est moins grosse caisse et plus dansant – plus urbain & nordiste disent certains, tel Stevie Wonder qui reprend « Blowin’ in the wind » de Dylan mais aussi « Nothing’s too good for my baby » où il s’éclate sur des solos de batterie avec sa voix au grain unique & profond ainsi que sur « Uptight (everything’s allright) » « ne soit pas inquiet, tout va bien – je suis le fils d’un homme pauvre… mais je fais jalouser chaque garçon célibataire depuis que je suis la prunelle des yeux de ma copine (riche) », le tout envoyé sur un rythme saccadé (batteur exceptionnel de chez Motown !) et les envolées de cuivres qui lui donnent la chair de poule – traduite en français et chantée par Johnny Hallyday sous le titre… Les Coups (sic) ;

The Supremes “I want a guy (Je veux un mec)” slow orientalisant en ballade Doo-wop ou « Stop in the name of love (Arrêtez ! Au nom de l’amour) », ces tubes lui rappelaient les auto-tamponneuses de son enfance sur lesquels la voix de Diana Ross ténue, fine et mal assurée se révèle fragile dans ce monde de brutes qu’est le Rhythm and blues ;

Marvin Gaye engendre la mélancolie ou lui fiche le blues avec sa voix de crooner déambulant  dans les ruelles obscures pour film sombre, dénote avec des titres Jazz tel « When I’m alone, I cry (Quand je suis seul, je pleure) ».

Le 3ème foyer de Soul Music à Chicago lui étant en grande partie inconnu, lui révèle des religieux (les prêcheurs) d’un autre type, influencés par la musique Gospel tel The Impressions & Curtis Mayfield et leur succès mondial « People get ready » (« Que tout le monde se prépare/Il y a un train qui arrive ») et remercier le seigneur… pour les arrangements très soignés et très soyeux des instruments & des vocalises ainsi que des paroles oniriques ; précédé du « Keep on pushing » (« Continuez à pousser ») au style harmonieux et mélodique devenu l’hymne du mouvement aux droits civiques suivi de « We’re a winner » (« Nous sommes un vainqueur ») au rythme funk, celui du Black Power ;

Etta James à la peau claire (afro-caribéen), à la voix puissante, accrocheuse, crooner et bluesy, impose “At last” (“Enfin, mon amour est venu”) autre aspect fortement orchestré ou “I’d rather go blind” (“Je préfèrerais devenir aveugle plutôt que de te voir s’éloigner de moi, petit, non”) ballade de rupture âpre et triste.

Fred s’aperçoit que la Northern Soul déménage aussi avec « The Vibrations »  « ‘cause you’re mine » (« Parce que tu es à moi ») au rythme de percussions « sauvages » et vocaliste cinglant qui n’en finit pas de « renverser sur le flanc les spectateurs » comme disent les américains « avec le gros 4 temps poursuivant sa course contre la montre les laissant effondrés dans une masse de plaisir ».

Dans cette immersion totale, Fred poursuit l’inventaire avec les grosses pointures tel James Brown et son célèbre « I got you » (« I feel good »), rythmes hyper-syncopés de la locomotive de la Soul « So good, so good… So nice, so nice / I got you » les cuivres claquant comme des pistons préfigurant la future machine de guerre « Sex Machine » ;

Ike & Tina Turner suivent avec « Deep river, mountain high », Tina chargeant la cavalerie dans le mur du son de Phil Spector – frissons garantis ;

Aretha Franklin pour ne pas être en reste impose « Respect » « R.E.S.P.E.C.T. » en appuyant sur les lettres et en insistant : « T.C.B. » (« take care of business – occupe-toi de tes affaires »).

Sans blues traditionnel de derrière les balles de coton, il aurait été déçu. Et pratiquement sans transition, l’animateur déclare de but en blanc (!) pour finir que sans les racines du blues, le rhythm and blues n’aurait certainement pas existé.

Suit un bref portrait d’un classique, le bluesman Muddy Waters, lui apprenant que celui-ci est né dans la cambrousse du Mississippi de parents travaillant dans les plantations. Le Week-end, les fermiers font la fête et chantent le blues dont Ollie Morganfield le père de Muddy, joue de la guitare et autres instruments.

Sur ce, le présentateur annonce « Mannish boy » juste le temps de rappeler que le morceau est inspiré de « I’m a man » de Bo Diddley et de « Hoochie Coochie man » (« le féticheur ») de Willie Dixon notamment pour la reprise du plan de basse & d’accompagnement. Il s’agit de l’histoire d’un petit garçon devenu un homme affirmant sa virilité et sa naissance sous la bonne étoile « je suis un hoochie coochie man ».

Une seconde légende du blues, Robert Johnson prétendant avoir vendu son âme au diable à un croisement de routes pour obtenir sa virtuosité à la guitare, surprend Freddy par son jeu, partie en slide et en picking avec le pouce – les cordes basses crochetées ou piquées moins violemment que Son House qui les hachent tel un battoir (caractéristique typique du Delta Blues) ; ce dernier avec « Black Mama » inspirera également « Walkin’ blues » (La sale manie de marcher) à R. J. – maelström crescendo de désastres personnels qui s’emballent jusqu’au paroxysme : « I feel mistreated and I don’t mind dyn » (« Je me sens maltraité et cela ne me dérange pas de mourir »), après que sa Bernice soit partie, amplifié par sa voix haute & stridente et ses accords ouverts qui sonnent sans écho à travers les champs de coton.

Effectivement, Freddy admet dans son for intérieur que des blues de cette trempe n’ont pas besoin d’être suivi d’une multitude de titres.

 


17 / Et patatras !… Les premiers pavés volent.

Et patatras ! Un beau soir, François Jouffa est remplacé au pied levé par Michel Lancelot pour des propos tenus à l’antenne par des étudiants allemands suite à l’attentat de Rudi Dutschke contre la « presse fasciste de Springer » alors que l’émetteur d’Europe N° 1 est situé dans la Sarre en Allemagne.

Pris dans le flux, Fred ne s’était même pas aperçu qu’ils avaient outrepassé (?) la mesure. En France aussi, ça bougeait depuis un moment du côté de Nanterre. Le pays apparaissait vieux voire archaïsant.

L’oreille collée au transistor, Freddy allongé sur son lit perçoit le slogan : « Li/bé/rer//nos//ca/ma/rades//Li/bé/rer //nos/ca/ma/rades… » sur fond de tirs de grenades lacrymogènes, de souffle saturant le micro entrecoupé de cris, de brèves paroles affolées puis le reporter haletant indiquant que des « drapeaux rouge et des drapeaux noir » flottent dans le cortège de la manifestation entre deux explosions de projectiles.

Au premier plan, le souffle ou le bruit blanc bourdonne déchiré au lointain par des pétarades de tirs, des bruits cassants, des frottements de tôles ou de poubelles tirées à même le sol, des halos de voix, des claquements de bottes au trot, des chocs d’impacts aux multiples tonalités assourdies dues certainement à des caillassages de toutes sortes.

D’un coup le journaliste suffoquant aux gaz, reprend sa respiration : « C’est l’affrontement !… Un blanc. C’est l’affrontement !… Un silence. Les étudiants ont dressé la première barricade avec les grilles en fer forgé des platanes du boulevard. Les premiers pavés volent. Les forces de l’ordre protégées par leurs boucliers chargent et matraquent tout ce qui se trouve devant eux. Des bagarres s’ensuivent çà et là. Des blessés de par et d’autre restent étendus au sol. J’entends les sirènes des ambulances de la croix rouge au loin qui n’arrivent pas à rejoindre la manifestation car elles ne peuvent se frayer un chemin… ».

Fred passe d’Europe N°1 à RTL pour ne rien louper de la « grande fresque dramatique » en direct qui se « joue » au Quartier Latin.

La « révolution rock n’ roll » en action, sublime les envoyés spéciaux (magnifique Jean Claude Bourret) qui n’en perdent pas une miette – Super moment de radio ! jubile Freddy le ventre irradié de sensations électriques le traversant de part en part.

Tous les ingrédients sont réunis pour faire un grand et long spectacle, les jeunes et les vieux, les bons étudiants et les méchants flics, les riches et les pauvres, la société et le pouvoir, la modernité et l’ancien…

Cela lui rappelle les reportages sur la guerre au Congo belge quand il était môme devant le poste de la TSF en bois verni avec son œil vert fluorescent et sa toile dorée tremblotante devant le haut parleur.

Au bureau, en dehors de Bernard inspecteur provenant d’une grande compagnie d’assurances, dans son costume de flanelle gris, grand, maigre, le cheveu en brosse, le visage émacié, les pommettes saillantes et hautes, traversé par un large rire communicatif tirant sur son inséparable gauloise bout-filtre, plus âgé que Fred qui avait repris ses études pour passer son Bac, affichait d’emblée sa solidarité en général pour les étudiants ; quant aux autres l’omerta régnait comme dans toutes les petites entreprises sous la menace explicite du renvoi.

Jocelyne après son altercation avec la chef de service, s’était retrouvée au placard avec l’interdiction au personnel de lui adresser la parole – ce qui évidemment était contourné.

Un soir, il propose à Freddy de l’emmener au quartier latin à la sortie du bureau voir une manif. Pour s’y rendre, à la Gare Saint Lazare, ils n’ont que l’embarras du choix et décident d’emprunter l’autobus.

 — On va prendre le 21. Si l’on voit que c’est bouché au Pont Saint Michel, on finira à pied, propose Bernard.

Ils montent sur la plate-forme en se tenant aux barres d’appuis tandis que le contrôleur vérifie sa montre, jetant un œil aux alentours s’il ne perçoit pas de retardataires puis tire sur la chaînette.

— J’adore circuler dans Paris sur la plate-forme arrière en fumant une cigarette… T’en veux-tu une ? propose-t-il après réflexion, joignant le geste à la parole.

— Merci ! dit Fred en se servant.

 — Dès fois, je change juste pour en attraper un autre au pas de course, poursuit-il en regardant les pains de gaufres d’Haussmann défilés le long des rues, chaussés au pied de boutiques et de brasseries multicolores, les plongeant chacun dans leurs pensées.

L’Opéra se reconnaît grâce à son architecture dans un environnement plus aéré avec ses coupoles vert-de-gris et ses colonnes de marbre surmontées d’aigles aux grandes ailes déployées.

Puis vient la traversée de la place de l’Opéra proprement dit permettant une respiration visuelle panoramique avant d’entamer un nouveau boyau de gaufrettes bardées de longs balcons en fer forgé au deuxième & quatrième étages, chapeautées de toits en zinc bleuâtres percés de lucarnes mansardées ou d’œils-de-bœuf.

En tournant devant la Comédie Française et ses arcades, Fred repère la place du Palais Royal avec au fond le Louvre et de l’autre la cour du Conseil d’Etat entourée de grilles aux pointes dorées.

— Là, c’est les appartements du Roi ! fit remarquer Bernard qui se disait volontiers royaliste.

— Mais c’est inscrit Conseil d’Etat ! reprend Fred provocateur.

— Oui ! Après la révolution, l’Administration des grands bourgeois a réquisitionné tous les biens des nobles, argumente-t-il sans plus de conviction.

Puis, ils rattrapent la rue de Rivoli et la Cour Carrée qu’il contourne direction les quais des Tuileries pour traverser la Seine et l’Ile de la Cité devant le Palais de Justice atterrissant face à la fontaine St Michel dont l’affluence est déjà bien fournie avec d’un côté les cars de flics place St André des Arts et de l’autre place St Michel les étudiants qui « tournent en rond » attendant soit les mots d’ordre soit d’en découdre avec la police.

— Tu peux retirer ta cravate ! suggère Bernard en dénouant la sienne. Il ne faudrait pas qu’ils nous prennent pour des flics en civil ! ajoute-t-il.

Effectivement, il y a une certaine tension dans le regard des étudiants qui baguenaudent pour certains avec des porte-documents sous le bras.

— Salut ! La manif ? Elle est où ? interroge Bernard à brûle-pourpoint un étudiant qui paraissait informé allant de groupe en groupe tel un petit caporal.

— A Denfert-Rochereau à 18h30 – direction Champs-Elysées sur la tombe du soldat inconnu ! précise-t-il.

Bernard regarde sa montre et s’aperçoit que l’heure est légèrement dépassée.

— Ils viennent de partir ! réagit-t-il.

— Oui ! Mais, il y en a pour un moment. Au moins pour quatre heures, souligne-t-il. Vous pouvez les rejoindre mais il faut éviter de passer par le quartier Latin car il est bouclé par la police, indique-t-il en se dirigeant de l’autre côté du Bd St Michel où se trouve les cafés.

Bernard rattrape le petit-caporal :

— Quels sont les mots d’ordre pour la manif ? demande-t-il.

— Toujours les mêmes ! “Retrait des forces de police”. “Libération et amnistie des étudiants condamnés ou poursuivis” et “Reprise des cours dans les facs”, avec pour objectif ce soir de “Libérer la Sorbonne”, précise-t-il en appuyant sur les débuts des slogans.

Bernard se retourne vers Freddy qui découvre ce milieu et cette agitation les yeux grands ouverts.

— Les Champs-Elysées, ce n’est pas mon truc ! On est à côté toute l’année… Et, si on allait s’en jeter un à une terrasse ? propose-t-il.

— Oui ! Bonne idée !

— On va se mettre à l’intérieur derrière les vitres. S’il y a une charge de la police, on pourra toujours se replier dans la salle en attendant que cela se passe ! prévient-il.

Pas assis que le serveur se dresse contre le guéridon :

— Messieurs, qu’est-ce qu’on vous sert ?

— Je prendrais bien un demi et toi ?

— Pareil !

— Je suis sûr que c’est la première fois que tu viens au Quartier Latin !

— Eh oui ! Je n’ai pas eu encore l’occasion d’y venir étant donné que je ne suis pas étudiant sauf une fois à l’Odéon pour venir voir des disques.

— Tu devrais faire comme moi : Reprendre des études !

— Au fait, pourquoi repasses-tu ton bac ?

— Je ne recommence pas de zéro. J’ai refait la Première puis cette année la Terminale. J’aurais pu faire une Capacité en Droit qui rentre dans le cadre du travail qu’on fait dans les assurances mais ce que je veux, est un cursus complet. Et le cas échéant, si ça marche, devenir prof. Par contre, toi, tu devrais faire une Capa. T’es jeune et t’auras tout le temps de changer après, si cela ne te plaît pas ! explique-t-il.

— Je vais voir ! Effectivement, d’autres personnes me poussent également à entreprendre des études ! admet-il.

— Si on allait voir où ils en sont à la Sorbonne ? propose-t-il. 

 


18 / Charge des C.R.S.

A l’extérieur, la nuit se faisant pressante tandis que les lampadaires, les vitrines et leurs enseignes demeurent allumées rassurant le vide des véhicules du boulevard St Michel, autorise de petits groupes à discuter sur la chaussée ou des solitaires à la couper en diagonale alors que Bernard & Fred le remontent.

D’autres assis à cheval sur le trottoir et la route fument en se passant une cigarette. L’électricité ne navigue pas uniquement dans les ampoules et autres néons mais aussi dans l’atmosphère créant un climat stressant. Le regard des individus s’épiant les uns les autres, dû à cette heure à des personnes venues d’horizons différents rejoindre le mouvement, contribue à la tension.

En passant devant le cinéma le Boul’mich, Fred ne peut s’empêcher de relever le titre du film :

— Bonnie and Clyde ! C’est vraiment approprié !

— Ah oui ! C’est le moins qu’ils puissent faire ! abrège-t-il.

Arrivés à hauteur de la Sorbonne, un mur de gardes mobiles barre la place devant un écran de bus de la police mais ne bloque pas la montée de l’avenue.

Ils poursuivent donc vers le haut en direction de la place Edmond Rostand. Et là, un groupe d’activistes à la limite de la rue Soufflot, foulard sur le nez apparemment chargé de contenir à distance les forces de l’ordre, lancent des pavés et divers projectiles vers les policiers à hauteur du métro Luxembourg. Au sol, des grilles en fer forgé des platanes posées les unes contre les autres font office de mini barricades parmi des pierres et autres débris de chantiers. Malgré que les flics ne balancent pas de grenades lacrymogènes, l’air empeste l’acide.

Au fond, tel les Romains formant la tortue le long des jardins du Luxembourg, les C.R.S. font face immobiles, protégés par leurs boucliers ronds opaques, leurs imperméables cirés noirs, chaussés de rangers, coiffés de leurs casques ronds avec la crête argentée et leurs lunettes d’aviateurs qui leur donnent l’air de libellules prêtes à décoller.

Un des meneurs du groupe se dirige de leur côté (gauche du Boul’mich en montant):

— Tu peux me passer des pavés ? dit-il en baissant son foulard devant sa bouche.

Bernard se retourne et s’exécute en lui passant deux pavés qu’il jette séance tenante loin devant la haie de policiers en les faisant rouler. Vraisemblablement, s’aventurer dans le carrefour E. Rostand/Médicis/Soufflot s’avère dangereux d’être pris à revers car le groupe se cantonne à cette limite. Son collègue se prenant au jeu, accumule les pierres en petit tas tandis que le lanceur fatigué rejoint ses camarades sur le trottoir  d’en face les laissant « volontairement » à l’écart. Bernard s’y essaie en plusieurs fois avant d’obtenir un lancer à peu près correct.

— Ils sont lourds ces machins ! concède-t-il.

A chaque fois, ça fait des étincelles quand ils retombent sur les autres de la chaussée dégageant une odeur de pierre-à -briquet. Fred pour ne pas être en reste, en soupèse un pas trop gros.

— Quand j’étais môme, je figurais parmi les meilleurs lanceurs de cailloux. Souvent, j’atteignais le zig derrière la tête bien qu’il fût de face, avoue-t-il.

— Là, ils sont peut-être un peu loin ! De FÂÂCE ! nargue Bernard en s’esclaffant.

La pierre bien en main, Fred la lance en prenant son élan à bonne hauteur avec force en lui impulsant une vitesse constante pour qu’elle trouve sa trajectoire afin d’aller le plus loin possible. Ça n’a pas manqué ! Elle atterrit sur le côté du casque d’un des flics qui sous le choc s’affale de tout son long.

— Oh, putain ! lance Bernard goguenard. Tu l’as pas loupé !

Est-ce la réaction pour venger leur collègue ? Toujours est il que la troupe d’un seul coup d’un seul, se mit à charger au pas de course, matraque en l’air et boucliers en bandoulière. Fred pivote pour se sauver mais trébuche sur les grilles en fer forgé posées en faisceau juste derrière eux qui ne figuraient pas à cet endroit quand ils sont arrivés :

«  – Quels cons ! Ils ont dû les mettre quand on jetait les pavés, enrage-t-il ».

Crocheté, il s’étale à son tour sur le trottoir humide à peine l’instant d’entrevoir la devanture d’une librairie vert bouteille qu’il entend déjà le bruit saccadé des rangers similaire à celui de bottes en caoutchouc en plus sec se rapprochant à vitesse grand V –juste le temps de mettre son bras droit en bouclier au-dessus de son visage pour amortir les coups de manche de pioche et faire le mort.

Dans ces moments là, comme tout à chacun, les secondes & les minutes semblent interminables – c’est un euphémisme, d’où l’angoisse de l’impact sur le bras si l’acharnement persiste, de fractures éventuelles face aux matraquages répétés ; Fred oppose une recherche de parades différentes au coup par coup pour se protéger davantage peut-être en tentant le tout pour le tout de se relever et de se défendre au corps-à-corps. Une bourrade de coups de pied dans les reins suivi d’autres dans les fesses et les jambes, parait lui signifier la fin de la bastonnade.

Toujours est-il qu’il se redresse légèrement percevant les vociférations s’éloigner et les frappes s’estomper. Voyant de dos les imperméables brillant détalés vers la rue de Vaugirard, il jauge la voie libre et d’un bond s’appuyant sur son bras valide se rétablit sur ses pieds. En se brossant, il constate que son costume n’a pas morflé et qu’il ne saigne pas. Par contre, son bras traumatisé maintenu en écharpe, gonflé et endolori tel celui du bibendum de Michelin ne peut plus bouger.

Redescendant vers la Sorbonne, il rejoint son compère :

— Alors, comment ça va ? demande Bernard en étouffant son rire, plus ou moins rassuré de le voir encore debout.

— … Je suis en 3ème  année de Médecine ! Venez ! Vous pouvez marcher ? s’impose un étudiant avec une blouse blanche et un stéthoscope autour du cou.

— Oui, oui ! Ça va ! C’est le bras ! dit Fred en le présentant.

— On va voir ça ! dit-il en les précédant.

Les gardes mobiles ont disparu du boulevard St Michel mais devant la Sorbonne le cordon de policiers reste étrangement figé bouchant complètement l’accès.

Un peu plus bas, l’interne demande à examiner son bras tout en surveillant ses réactions.

— Vous pouvez retirer votre veste ? poursuit-il.

— Oui, je vais essayer ! répond-t-il en grimaçant pour détendre son bras vers le bas dans le but de faire glisser la manche.

Des sueurs lui montent à la tête et dès l’opération terminée il replie séance tenante son bras à 90 degrés, les souffrances étant trop vives.

— Premièrement, c’est pas cassé car vous n’auriez pas pu enlever votre veste ! constate-t-il.

En tâtant l’avant-bras, en imprimant des rotations du poignet puis en palpant avec précaution le bras & l’épaule qui malgré tout provoque parfois des éclairs de douleurs le faisant sursauter, l’étudiant en 3ème année délivre son diagnostic :

— Votre bras et l’épaule sont bien froissés. Il faut appliquer une pommade anti-inflammatoire style baume Algipan et prendre un analgésique tel l’aspirine et maintenir le bras comme vous le faîte à l’équerre avec un bandage car au bout d’un moment vous n’allez plus tenir sans l’aide d’une attelle. Vous en avez pour une bonne quinzaine de jours avant de retrouver la mobilité complète de votre bras, ajoute-t-il.

Sur ce le carabin, comme il est venu est reparti les laissant sur place en se dirigeant vers les rues Vaugirard/Monsieur le Prince.

— Tu veux que je te raccompagne ? propose Bernard.

— Tu plaisantes ! Il y a encore des métros. Il n’y a pas de problème. J’ouvrirai les portes du wagon avec l’autre bras. T’en fais pas ! rassure-t-il.

Arrivé à la station St Michel, ils se séparent l’un allant vers le 15ème en changeant à Montparnasse et la Motte Picquet et l’autre vers la place d’Italie en empruntant la correspondance à Châtelet.

— Bon, à demain ! Si tu as trop mal, ne viens pas ! Par contre téléphone à la chef pour la prévenir. Quant à moi, je serais quoi lui dire le cas échéant, conseille-t-il.

— Allez ! Salut à demain ! coupe-t-il.

 

 

19 / En attendant le direct

Le lendemain matin au bureau, Fred comme si de rien n’était n’affichant pourtant pas d’attelle, salue ses collègues.

La nuit a été réparatrice avec la pommade qu’il a mise et la prise d’aspirine.

Par contre, le bras posé à même la table ne peut plus écrire sans lui créer des névralgies paralysantes. Il comble avec sa main gauche tant bien que mal au début maladroite, pour masquer son handicap. Heureusement que le week-end approchait.

A ses potes éclaireurs, il leur demandera de faire l’impasse sur l’atelier réparation mécanique du fourgon prévu pour effectuer un tour de France en été au mois d’août, en leur déclarant qu’il s’est blessé bêtement en faisant des travaux dans sa piaule avec un escabeau. Pour tout dire, il n’était pas très fier.

En ce qui concerne la toilette du soir comme pour celle du matin, il doit accomplir des numéros de contorsionnistes abracadabrants qui lui prennent le double du temps habituel.

Heureusement qu’à cette époque, il n’a pas repris ses études.

Les seules choses qui l’enthousiasment dans le cas présent, s’appelle Campus & les reportages en direct des manifs au Quartier Latin qui l’oblige à changer souvent de station. Il le fait sur des morceaux qu’il apprécie moyennement.

Par contre le discours de Michel Lancelot l’intéresse moins par son côté professoral diplômé de psychologie et d’histoire que par le prolongement de son livre « Je veux regarder dieu en face, le phénomène hippie » dont il fait part à l’antenne de ce qu’il a vécu aux Etats-Unis et des mouvements de contestations auxquels il a assisté ; bouquin que Freddy s’est empressé de commander au libraire du coin car évidemment introuvable.

Il fait partie de ces gosses nés après la 2ème guerre mondiale à qui on a balancé les yéyés et Salut les Copains pour leur vendre des disques et les enfumer. Mais ils ne sont pas dupes ; ils y prennent le rêve et l’évasion.

Et dès que quelque chose de nouveau et d’intelligent sort, ils s’en emparent quitte à en changer ou l’abandonner sans remord.

Cette prise de conscience les oblige également à aller sur le « terrain » pour s’en rendre compte avec des risques comme parfois au Quartier latin où les manifs malgré tout continuaient, ou bien encore de lire des auteurs parfois rébarbatifs mais dont certains leurs « parlent », voire d’aller écouter et découvrir des groupes dans des boîtes comme le Golf Drouot – ce qu’il fera plus tard.

Le parti pris par “Campus“ de passer 40% de chansons françaises c’est-à-dire à texte, 40% de pop’ music, 10% de classique & 10% de poésie, le tout émaillé de sujets philosophiques, politiques, de société, esthétiques ou artistiques, exige une écoute plus studieuse qu’une émission « robinet à musique ».

Malgré quelques réticences au début, Fred prête l’oreille à la chanson française pour ce début de soirée en attendant le direct des événements au quartier latin, voire au classique & à la poésie à d’autres moments alors que ses copains se branchent uniquement sur la pop’ music et se fichent du reste.

Une chanson en exercice de style d’Henri Tachan le surprend maniant l’allégorie de la religieuse : « elle est malingre / elle est petite / elle boit des grands verres d’eau bénite… sur le corps elle porte une tonsure… la censure ».

Une autre plus ancienne de Maurice Fanon « L’écharpe » évoque une rupture amoureuse d’avec Pia Colombo qui ne s’efface point : « Si je porte à mon cou / en souvenir de toi… l’empreinte sur mon cou, l’empreinte de tes doigts ». Le dicton « la séparation des grands amours font les grandes chansons », se vérifie encore une fois.

Et puis pour « Johnny » de Graeme Allwright, « C’est bientôt fini… Ils ont tout lâché et leurs bombes sont tombées sur toi Johnny et tes camarades » – maniant l’ironie à propos de la guerre du Vietnam.

Des arpèges sympas de Georges Chelon pour honorer la mémoire de “Sampa“, bien que chien bâtard » adoucissent le chagrin.

Plus poignant et brutal « Le condamné à mort » extrait tiré d’un poème de Jean Genet revendiquant l’homosexualité, chanté & mis en musique par Hélène Martin  n’empêche pour quiconque les frissons d’un amour universel, guillotiné au son des tambours : « Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour / Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes / On peut se demander pourquoi les cours condamnent / Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour ».

Dans le même genre dramatique, la voix puissante de Monique Morelli chantant « L’affiche rouge » poème d’Aragon inspiré de la dernière lettre de Missak (Michel) Manouchian à sa femme avant son exécution, rendant hommage à des résistants sur une musique de Léo Ferré – Excusez du peu !, l’émeut jusqu’aux larmes : « Bonheur à ceux qui vont survivre / Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand » et ajoute dans sa lettre à Mélinée « Et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain ».

Barbara avec « Göttingen » : « Ô faites que jamais ne revienne, le temps du sang et de la haine à Göttingen » réhabilite l’espoir et clôt momentanément pour Fred la page chanson à texte.

 


20 / Mai 68 à la radio : le show le plus rock n’ roll du moment

Vers 22h00, Fred est littéralement scotché au transistor avec l’écouteur dans l’oreille sur les flashs des négociations engagées à la Sorbonne avec le recteur qui retardent le show français le plus rock n’ roll du moment comme le dira plus tard les Rolling Stones.

Malgré tout, les radios ouvrent leurs antennes au direct. Tel devant le début d’un grand spectacle, les reporters décrivent les préparatifs de la future bataille.

Pour l’occasion, ils repassent des bandes enregistrées dans la journée où Cohn Bendit ordonne « d’occuper le Quartier Latin en construisant des barricades à des points stratégiques et pas n’importe où ! ».

Les basses vrombissantes et ronflantes des cars de police venus en renfort envahissent le pourtour du jardin du Luxembourg et le champ audio.

Des étudiants au trot scandent :                          « Ce/n’est//qu’un/dé/but, //con/ti/nuons/le//com/bat ».

Un journaliste compte une vingtaine de barricades déjà construites de pavés, de voitures et de planches dont l’une arbore un drapeau rouge et de l’autre les CRS (6 000 policiers) qui attendent l’ordre d’attaquer plantant ainsi le décor : « La tension monte », concède-t-il.

A 02h00 du matin l’ordre de l’assaut est donné : « Vous avez entendu des explosions, ce sont des espèces de grenades qui ont pour but d’incendier les barricades ».

Derrière des cris aigres, rageurs se heurtent, s’estompent puis disparaissent au lointain. « La tension atteint son point culminant ». La peur aussi.

« Vous entendez des explosions plus fortes ». Les tirs des explosifs s’amplifient et sèment la panique. La voix du speaker essoufflée s’accélère : « Et maintenant les barricades sont en feu ! ».

Branle-bas de combat, bruits de bottes, pavés s’entrechoquant, pièces métalliques brinquebalées par la charge des policiers sur les barricades, résonnent au sol.

Puis les retours de flammes des réservoirs d’automobiles en feu expulsant des trombes de décibels, ponctuent les foyers bouillonnants de la bataille.

Ça souffle dans le micro et dans les poumons. Les premières sirènes des ambulances traversent le gouffre de la nuit en se frayant un chemin des plus risqué.

Les déflagrations des grenades lacrymogènes rythment la progression des CRS tel la grosse caisse d’un orchestre de jazz ou de rock.

Ça gronde dans le brouillard des fumées âcres des incendies, d’une colère trop longtemps contenue.

Les insurgés en ripant les caisses des voitures renversées sur les pavés augmentent la panoplie sonore de grincement et de crissement quand ils ne sont pas accompagnés carrément d’éclatement des pare-brises et d’écrasement des rétroviseurs et des vitres.

Le crépitement des véhicules en flammes ajoute la dimension épique d’une société de consommation qui se mord la queue.

Des bribes de phrases viennent s’échouer dans le brouhaha tournoyant des éclairs de lance-grenades : « les gaz s’élèvent de partout… Le boulevard St Michel est jonché de pavés… ».

Des fracas, clameurs et pétarades au loin indiquent l’étendue des combats acharnés.

Les reporters aux voix éraillées par les gaz hachent leurs discours et s’en tiennent à l’économie des noms de rue, de situations ou de simples constats : « On nage dans les gaz », « les étudiants se replient Rue Gay-Lussac », « les voitures calcinées ou encore brûlantes sont couchées en travers de la chaussée formant des barrages retardant l’avancée de la police ».

Et toujours cette nappe de sons magiques fait de vrombissement, de bourdonnement, de chuintement, de sifflement rehaussé de chocs, de craquements, de brouhahas et de dramaturgie : « Une femme est allongée…, elle est allongée complètement en sang ». Les sirènes des pompiers reprennent de plus belle suivant les déplacements des uns et des autres.

De nouveau le journaliste fait un point sur la situation en commençant d’une manière pondéré puis accroît brusquement la cadence pour finir suspendu dans les airs : « Je me trouve sur le Boulevard St Michel… une fumée extrêmement épaisse… Nous ne voyons pas à deux mètres devant nous. Une charge de la police… ».

Le silence est automatiquement comblé par des bruits de carcasses de ferraille culbutées, de pierres dégringolant de monticules, de frottements de vêtements, de précipitations de pas, de cris suivis d’exhortations : « Par-là…par-là… ».

Les détonations accompagnent le preneur de son et vice-versa.

L’opéra rock industriel est né ; Freddy jubile. L’atmosphère irréelle de la révolte plane sur le chantier de la fin du XXe siècle, exulte-t-il.

Dans leur fuite, les correspondants de presse notent au passage : « Un  policier  qui avait la figure en sang… qu’on emmenait… qu’on traînait… ».

Le week-end suivant cette nuit des barricades, la population prend faits et causes pour les étudiants contre les violences policières avec un tout petit bémol pour les véhicules retournés et brûlés des ouvriers et des employés rejoignant ainsi le sentiment de Fred.

Les photos dans les journaux du carnage dans les rues du Quartier Latin dont celle de la Rue Gay-Lussac qui fit le tour du monde – France-Soir titrant « Désolation au quartier latin » en gros caractères, « Après les assauts sur les barricades » en sous-titre, et d’autres publications annonçant « 367 blessés dont une vingtaine dans un état grave » –, témoignent de la férocité des engagements qui ne pouvaient que continuer.

Chez les éclaireurs, ils n’en parlent pas trop entre eux malgré que chacun possède son opinion qui dans l’ensemble est favorable aux étudiants mais personne ne se vante d’avoir participé à des manifs alors que ceux qui étudient encore, sont obligatoirement concernés… à les entendre évoquer des cours annulés. Les autres qui travaillent, comparent leurs désagréments avec la grève des transports ou la raréfaction de l’essence.

Fred le dernier arrivé se garde bien d’exposer ses passions vu l’accueil mitigé qu’il avait reçu avec « Dylan ».

A l’occasion, il chante sans retenue ni ressentiment avec les autres « Les copains d’abord » de Brassens même s’il trouve la chanson surannée de la génération précédente, dont Jean-Paul le responsable venait d’apprendre les accords.

Et les anciennes pour ne pas être en reste, enchaînent en chœur a cappella « T’en souviens-tu, la seine/ t’en souviens-tu comm’ ça me revient / me revient la rengaine / de quand on n’avait rien / de quand on n’avait pour tous bagages / tes deux quais pour m’y promener / tes deux quais pour y mieux rêver… », d’Anne Sylvestre – hymne des provinciaux récemment arrivé à Paris dont sa sœur et lui bien entendu.

En ce qui le concerne, il ne se sent pas du tout néo parisien. Nouveau bien sûr mais pour lui tout respire la nouveauté. Il demeure en apnée culturelle permanente.

 



21 / Grève Générale !

Tous les soirs et une partie de la nuit pendant les événements, Fred est collé au poste et passe de Campus aux manifs de guérilla urbaine.

Au réveil, la mise en train s’avère plus difficile mais la grève générale décrétée dès le lundi suivant la nuit des barricades, imitée par celle des transports en commun mettent ainsi tout le monde à pied.

Obligé de traverser toute une partie de Paris du 15ème à la Gare St Lazare, il en  profite pour flâner et arriver bien plus tard tel que la direction l’a autorisé.

Après cet épisode dramatique, les choses se sont éclaircies ou confirmées pour Freddy : la société par l’intermédiaire du gouvernement n’a rien à proposer sinon que d’envoyer les CRS matraquer les universitaires et les jeunes en général ; alors que les étudiants manifestent pour trouver une place dans la société voire un emploi ce qui dans son analyse, implique pour lui une nécessaire modernisation de grande ampleur sur laquelle De Gaulle butera.

A partir de ce moment, il ne lui reste plus qu’à poursuivre son exploration solitaire ou éclairée par ses aînés et combler ainsi sa soif enivrante de savoir.

Le matin, heureusement que Fred adore marcher car les grilles du métro sont restées fermées avec une feuille de papier scotchée aux barreaux où il est écrit à la main au gros feutre noir « En Grève ! », cela étant plus que prévisible après plusieurs débrayages les semaines précédentes.

Pour cette équipée, le printemps bien installé s’avère un précieux compagnon ; il a verdi et étoffé les feuillages des arbres de l’Avenue Félix Faure que Fred emprunte vers le nord. Les rayons obliques du soleil matinal se découpant au travers des frondaisons sur les immeubles côté Ouest stimule le début de l’effort légèrement terni par les gros titres de France-Soir placardé devant un kiosque annonçant en Une :

« Grève Générale !

— Sans espoir de reprise » complète-t-il dans son for intérieur.

Tout le long du parcours, des gens font du stop en direction des quelques véhicules qui roulent non encore bondés.

La gent féminine par nature prioritaire se précipite et remplit vite les voitures des bonnes âmes laissant des piétons amers.

Quant à lui, sa raison prise d’effectuer le trajet à pied, l’emmène place Etienne Pernet à l’arrière austère de l’église St-Jean-Baptiste-de-Grenelle coiffée d’un clocher étrange de style médiéval surmonté d’une tour minaret minuscule.

A l’entrée de la rue du Commerce une petite maison à la toiture en plusieurs pans affiche le ton « Village de Grenelle » suivi de petits immeubles modestes ou de villas baroques adossés à des bâtiments plus hauts et plus récents puis prolongés par des constructions basses à un étage de style balnéaire dont tous les rez-de-chaussée révèlent une boutique différente pour la rue bien nommée.

Il y a même un premier étage bardé de peintures bucoliques sous-verre de chaque côté des fenêtres représentant des laitières, des vaches, des chèvres, des rivières et des pâturages, guillochées sur le pourtour de dorures et chapeautées de son enseigne « GRde CREMÈRIE de GRENELLE » en lettrages dorées.

Au fond se dessine les structures métalliques du viaduc du métro aérien du Boulevard de Grenelle. En passant dessous, les poutres IPN posées sur des piles de béton et jointes les unes aux autres par des voûtes en briques, l’impressionnent ainsi que les volées d’escaliers menant aux quais à l’instar du bardage imposant des parapets.

Dans l’Av. de la Motte Piquet, il retrouve les arbres et leurs ombrages et passe vite devant le Village Suisse qui n’a plus que le nom puis débouche sur le profil d’un long édifice en pierre de taille doté d’un pavillon débordant sur le trottoir de colonnes néo-grecque indiquant sur son fronton l’entrée de l’Ecole Militaire et fermant la perspective du Champ-de-Mars face à ce qui demeure un champ de manœuvre comme à son origine avec au fond émergeant la vigie de la capitale – la Tour Eiffel.

Plus tard à un collègue de bureau à qui il faisait remarquer ce côté désertique du Champ-de-Mars, lui apprit qu’à cet emplacement se tenait un immense bâtiment composé d’une nef de verre et de métal de près de 500m de long, 120m de large et de 40m de haut construit pour l’Expo Universelle de 1889 dont la principale attraction se nommait évidemment la Tour Eiffel, baptisé « La Galerie des Machines » à la gloire de ces dernières, reconverti en vélodrome après l’expo de 1900 et détruit en 1911.

Au loin, un petit immeuble de deux niveaux la façade blanche, couronné d’une balustrade moulée en ciment, à l’allure d’un voilier quatre mâts avec ses stores-bannes de toile rouge baissés du 2ème étage au rez–de-chaussée siglés « La Terrasse » et ce qui ressemble à une sorte de « timonerie » au dernier étage, balise l’entrée de l’avenue.

Des images plein la tête, Freddy se fond dans l’étendue éblouissante de l’Esplanade de l’hôtel des Invalides protégé par un fossé et des canons patinés vert-de-gris, au gazon à demi-séché regrettant le temps des grandes expositions internationales.

Accueilli par des statues dorées sur des colonnes – ne manquant pas de lui susciter quelques questions auxquelles ses camarades de travail ne surent répondre : les Renommées à l’origine des divinités grecques tenant Pégase le cheval ailé cabré, symbolisant ici d’une façon équivoque les arts, les sciences ou l’agriculture : représentés par une paysanne levant une branche d’olivier, l’industrie ou la guerre : figurée par une femme sonnant la trompe, le commerce ou le combat : personnifié par une femme poitrine dénudée brandissant une épée – sur ce constat, il franchit le pont Alexandre III avec ses interrogations, en direction du Grand Palais et du Petit Palais qu’il contourne par l’arrière échappant momentanément aux diagonales rasantes du soleil déjà ardentes en profitant de la fraîcheur des arbres pour rejoindre les Champs Elysées qu’il redescend vers la Concorde avant d’enfiler la trouée de la rue Boissy d’Anglas et ses hôtels de luxe jusqu’au Bd Malesherbes puis d’enchaîner le boyau de la rue Pasquier destination Gare St Lazare.

Au bureau l’ambiance est détendue en partie due à la fatigue physique, tout le monde se retrouvant dans le même bateau.

Fred a l’impression d’être à une veille de fête tant la décontraction et la nonchalance prédomine ; tous les employés semblent garder des forces pour le retour en fin d’après-midi.




22 / « Vibration » Rimbaud

A 17h00, une heure plus tôt qu’à l’accoutumée, il reprend le même chemin la fatigue en plus. Heureusement que son imagination le suit jusqu’au Félix Potin de la rue de la Convention relativement de bonne heure lui évitant ainsi de faire la queue sur les coups des 19h00… parfois jusqu’à à l’extérieur.

Freddy pose son sac de courses en papier kraft sur la table, se met à son aise puis s’empare de sa guitare pour répéter ses leçons – la radio l’accompagnant pour la toilette et le repas.

Michel Lancelot adepte des « expériences de mixage » qu’il ramenait des Etats-Unis juxtaposant des œuvres anciennes à des créations contemporaines diffuse ses « vibrations » soit une poésie de Ginsberg accompagnée d’un chant indien d’Amérique du Nord ou bien de la musique moderne derrière un texte de science-fiction de Ray Bradbury ou encore Bateau ivre d’ Arthur Rimbaud sur un morceau des Pink Floyd.

Ayant vécu à Charleville, Fred se sentant des affinités avec le poète voudrait bien lire le poème pour en découvrir les sens cachés ou non. Car à la radio l’effet est réussi et passe allègrement le cap des siècles mais pas celui de la compréhension pour ceux qui ne l’ont pas étudié ou lu attentivement.

Il s’en ouvre à son collègue Bernard :

— J’ai entendu à la radio le poème de Rimbaud du Bateau ivre mais il demande à être lu à tête reposée. Saurais-tu dans quel recueil il se trouve ? Et s’il a été réédité, bien sûr ?

— Il passe de bonnes choses à la TSF. Il s’améliore… je ne sais pas chez quel éditeur il a été publié précisément ; il doit y en a avoir plusieurs mais il faudrait que tu te renseignes s’il n’est pas en poche ou en édition scolaire, réponds-t-il.

— Ah, oui ! Ça m’irait. Tu crois que les librairies de quartier pourraient me conseiller car j’ai commandé un bouquin chez l’un ; je l’attends toujours ! réplique-t-il.

— Oh, oui ! Sûrement ! C’est un classique. Par contre, si tu veux, je peux te passer le polycopié que j’ai eu en refaisant la Première car il était au programme. Il y a également des commentaires, une analyse, un lexique et des interprétations, propose-t-il.

— Super sympa ! Car de prime abord, à l’écoute on saisit qu’il s’agit d’un naufrage qui libère chez le poète-bateau une euphorie flamboyante contrairement à l’idée attendue, dopée par une ivresse (entre parenthèses, on pense à l’absinthe) amplifiant des visions sous-marines à la Jules Verne complètement hallucinantes qui atteignent un summum vertigineux puis vient la « redescente » logique des regrets, de la déprime et de la colère suivie d’un retour sur terre, si l’on peut dire où le petit garçon jouant avec la flache, a évolué/changé et ne peut plus naviguer puisque le bateau a coulé. Et pour le lecteur…  retour à la case départ, résume-t-il.

— Hou là ! C’est déjà pas mal ! raille-t-il.

— Peut-être ! Mais  il y a des mots, des métaphores, des images, des allégories qui m’échappent, convient-il.

— Alors là, ce n’est pas impossible ! Tu verras dans le polycopié, il y a une transcription d’une lettre de Rimbaud que les spécialistes nomment « la lettre du voyant ». C’est la clé du poème, affirme-t-il.

Effectivement quand Fred reçoit le cours, il découvre la copie de la lettre où Rimbaud fait feu de tous bois : « Car Je est un autre » après une diatribe contre les romantiques les flanquant parterre.

A partir de ce postulat le poète devient péniche, bateau, sous-marin et « se fai(t)re voyant…, par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » ; les métaphores s’accumulent et s’évacuent au fur et à mesure de leur brassage dans les profondeurs abyssales « ou vient d’un bond sur la scène ». Mer/contre théâtre. Les barrières du « poète » ayant toutes sautées, il « est vraiment voleur de feu ».

Dans les commentaires et interprétations joints, certains y voient une allégorie de la révolte adolescente contre le conformisme bourgeois et militaire, d’autres  un naufrage comme une libération / purification / régénération ou encore le tombeau de la Commune de Paris.

Devant ces lectures multiples, Freddy perçoit dans la traversée de cette « jungle » sous-marine la découverte par Rimbaud, de trois pôles de sa puissance qui forgeront sa vie : la Mer (bateau / l’autre), la Défonce (l’ivresse / le dérèglement de tous les sens) et l’Aventure (le vogueur / voyant).

En ce qui concerne Fred personnellement hormis l’environnement daté du 19ème, il voit le poète-bateau-mer comme le beatnik-automobile-route du 20ème c’est-à-dire porteur de rêve mais aussi de désillusion comme l’alcool et à la fin la réalité brutale s’affiche dans le port « avec ses yeux horribles » des prisons.

Il y a surtout une chose qu’il retient « Partir » ce qu’i fera plus tard pour s’abandonner au panorama de sa vie même si l’échec ne peut être que l’aboutissement de tout voyage au moins une expérience sera vécue.

 




23 / La séquence classique


Toujours dans sa solitude de fond allongé sur son lit en treillage fumant une cigarette de tabac brun fort, il rêvasse en écoutant les programmes du soir. Il fait encore jour et la nuit ne viendra s’étoiler que très lentement tel un rideau ou un fondu au théâtre.

De la musique classique, il connaissait Beethoven découvert en 5ème car la prof d’anglais qui faisait également office d’éducateur musical, n’entendait la musique que par lui…

« Pom, pom, pom – Pom ! résume-t-il »

Et voilà que Michel Lancelot recommence avec Richard Wagner.

N’ayant pas de culture de musique classique, Fred se prête volontiers à l’écoute comme toujours pour les choses qu’il ignore même s’il estime car il en avait déjà entendu enfant à la TSF, certains thèmes intéressants & plaisants mais redoute la redondance voire la cacophonie dû au développement symphonique, aux répétitions des motifs par différents instruments, aux longueurs des mouvements, aux harmoniques qui plus est amplifié par des orchestres de 80 à 100 musiciens ; bref cela lui semblait brumeux & pompeux même si les plus grands chefs y rayonnaient.

A ce sujet, il préfère la reprise d’un thème de la Symphonie n° 9 dite « Du nouveau monde » d’Antón Dvořák en fanfare rock avec des envolées de violons et tout le toutim à l’instar des Beatles, par Serge Gainsbourg intitulé « Initials BB » qui n’arrête pas de passer sur les ondes du moment plutôt que l’original grinçant, compliqué et poussiéreux.

Comme à son habitude, l’animateur prend le soin d’avertir les auditeurs de la séquence classique en évoquant succinctement la biographie du compositeur en l’occurrence Richard Wagner qui a entre autres connu la misère à Paris.

Situant chronologiquement la place de Tannhäuser en 1845 après le Vaisseau fantôme de 1843, il propose également un résumé de l’histoire du ménestrel : invité à un tournoi de chanteurs au château de Wartburg découvrant à son arrivée le Vénusberg, Tannhäuser devient amant de la déesse Vénus. Rempli de remords, il songe à se rendre à Rome pour demander le pardon au pape. Croisant le prince (le landgrave), celui-ci le convainc de retourner au tournoi à la cour du château où Elizabeth l’attend. En chantant l’amour sensuel & charnel dans des louanges à Vénus, le troubadour provoque un scandale et est prié cette fois d’aller à Rome enquérir l’absolution. Elizabeth attendant son retour, apprend par des voyageurs le refus du pape « aussi sûrement que son bâton reverdira ». Dépitée, elle se meurt tandis que Tannhäuser expire au pied de son cercueil. Pendant ce temps, des pèlerins reviennent de Rome trop tardivement avec le bâton verdit.

Vient l’audition musicale proprement dite que Fred complète par le prêt d’un disque 33T de Wagner où figure Tannhäuser mais aussi le Vaisseau fantôme d’ailleurs qu’il préfère car plus rythmé, par un camarade du bureau dénommé Christian… un peu précieux pour ses objets.

Malgré une écoute soutenue, il confirme sa première impression de musique d’enterrement même si Charles Baudelaire y perçoit une « mélodie diaboliquement voluptueuse » ou Paul Verlaine un « air de chasse ».

Dès l’intro, l’intervalle d’une tierce mineure descendante (1 ton ½) réputée triste entre la 3ème & la 4ème  note après une quarte juste montante (2 tons ½), donne un ton lugubre et plombe le reste qui poursuit cette descente en dépit de montées de quarte juste.

Des décennies plus tard, il dénicha sur Internet la tablature guitare de Tannhäuser. Et bien, même à la guitare électrique avec des effets pour approcher le son du cor et beaucoup de reverb, le verdict pour lui s’avère sans appel ; cela demeure funèbre. Peut-être est-cela le romantisme ? se demande-t-il.

Pour l’opéra le Vaisseau fantôme ou le Hollandais volant, à la radio il n’a droit qu’à l’ouverture qui approche tout de même les 12 minutes ; ça fait effectivement long à l’antenne. Alors, plus deux heures pour l’opéra complet, il ne faut même pas y penser.

Selon la règle le présentateur commence par narrer l’histoire de l’opéra : à savoir le Hollandais volant qui a défié Dieu lors d’un passage d’un cap dangereux, erre depuis sur la mer sans pouvoir accoster sur terre sauf tous les 7 ans pour trouver une femme à la fidélité absolue pouvant le libérer de sa damnation.

Un capitaine marchand norvégien intéressé par le prétendu trésor du Hollandais propose ni plus ni moins la main de sa fille Senta qui elle-même s’avère fascinée par la légende du Hollandais. Cependant son fiancé Erik ne l’entend pas de cette oreille et s’évertue à la raisonner mais elle le repousse subjuguée par sa rencontre avec le vieux loup de mer et accepte de l’épouser.

Néanmoins celui-ci surprend les deux fiancés en pleine discussion et se sent trahi. Il reprend donc le chemin de la mer sans rachat.

Celle-ci pour prouver son amour se jette du haut d’une falaise dans les flots alors que le vaisseau fantôme est englouti dans les eaux. Ainsi les deux amants se retrouvent réunis pour l’éternité.

Au premier abord Fred entend cette musique comme un modèle de l’expressionnisme c’est-à-dire que les partitions des instruments et ceux-ci par leur nature se retrouvent au service de la narration du poème.

Au niveau de l’interprétation de l’Ouverture, il discerne la tempête de cuivres et l’avalanche de percussions comme relevant autant de la tourmente de la mer et de l’orage qu’essuie le bateau que le symbole de la malédiction du Hollandais. Puis vient le calme avec les bois et le cor et ses leitmotive représentant l’amour pour la rédemption.

Quant à l’opéra proprement dit et ses chants, il se laisse happer par le romantisme dont il regrette au passage la misogynie du père vis-à-vis de sa fille.

Les chants des marins et les chœurs féminins font un peu folkloriques.

Par contre ce qu’il déplore surtout ce sont les longueurs dans les récitatifs habitué par la modernité à des motifs courts ; ce qu’il appelle brumeux et pompeux dans son jargon.

 



 

24 / Michel Lancelot en face


Et finalement le kiosquier libraire reçoit le livre de Michel Lancelot à la couverture psychédélique ornée d’une photo d’une jeune fille de profil agenouillée à gauche, aux larges lunettes de soleil carrées et mini-jupe indienne sous une grosse bulle bleue style B.D dans laquelle y est inscrit « Je veux regarder Dieu en face » avec en sous-titre « le phénomène hippie » ; et à la sortie, le libraire lui en met gratuitement une couche en lui faisant quelques recommandations :

— Ce n’est pas un livre à mettre dans toutes les mains !

— Il n’y a pas de problème c’est l’animateur de Campus sur Europe n° 1, lance-t-il bravache pour enfoncer le clou.

Une fois à l’extérieur, il s’interroge sur ces vendeurs qui émettent toujours leur point de vue moralisateur afin d’ajouter leur grain de savoir alors que Mai 68 est passé par là – événements d’ailleurs pas encore terminés débordant ainsi sur le mois de Juin malgré le retour du métro et des transports en commun.

Ceci dit, il était loin d’imaginer qu’il allait rencontrer le mot drogue à tout bout de page.

Dés le départ le terme « Dieu » dans le titre l’avait rebuté à la commande malgré son rôle provocateur. Mais là, il s’aperçoit que l’intitulé emprunté à Timothy Leary, signifie clairement « prenez de la drogue » en l’occurrence le « LSD 25 et vous verrez Dieu en face ».

A ce sujet, ce dernier a publié en 1964 un manuel d’utilisation « l’expérience psychédélique », déclencheur du mouvement hippie, tiré du « Livre tibétain des Morts » prônant des instructions, des recommandations et des précautions à prendre ainsi qu’un ouvrage de « prières psychédéliques » d’après le « Tao Te King ».

Il sait qu’aux Etats-Unis pour l’avoir lu entre autres dans Rock & folk (N° 10 Août-Sept 1967 « Beatles ? Oui ! Le LSD ? Bof ! », Pierre Chatenier) que Dieu ou la mystique ne sont pas bien définies. « Les hippies influencés par la philosophie bouddhiste, prêchent en effet le mysticisme, la non-violence et l’amour du prochain : Make love not war ».

Ils prennent des enseignements un peu partout : d’où la surprise pour lui de lire sous la plume de Michel Lancelot dès le chapitre 2 « Jésus aux Indes et les transcendantalistes », qui met en scène des hippies américains vouant un culte à une histoire de Nicolas Notovitch relatée dans un livre « Vie inconnue de Jésus-Christ », pour avoir découvert dans un monastère tibétain, des manuscrits fort anciens faisant allusion à un voyage aux Indes du Christ dans sa jeunesse.

Aujourd’hui encore la question reste une énigme mais Fred ne peut s’empêcher de penser à la manipulation. Alors que pour lui les hippies comme les beatniks accordent effectivement une admiration au bouddhisme mais Bouddha étant fort loin dans le temps comme dans l’espace, les éloignant d’autant à l’instar de la France, des dogmes de l’Eglise ou de la Secte. En tout cas c’est ce qu’il s’efforce de croire car il est vrai que les américains sont assez friands d’ésotérisme. Toujours est-il qu’il prendra ce qu’il pense le meilleur sans adhérer à quelque dogme soit-il.

En ce qui le concerne, la vague toxico-mystique proprement dite ne l’intéresse point pour le moment. Son centre d’intérêt s’oriente vers la confiance en soi plutôt que la conscience de soi. Pour lui, il s’agit de se construire un « vécu » fait d’enseignements, d’apprentissages de la vie, de la musique à la guitare, de lectures pour s’enrichir de vocabulaire et de sémantique en vue de pouvoir s’exprimer singulièrement afin d’apprendre à voyager ce qu’il ne tardera pas à faire au mois d’Août avec les Eclaireurs pour commencer… bref devenir mature.

Alors la conscience de soi pour voir la Lumière Blanche Divine en prenant de la dope… Il ne ferme pas la porte pour autant.

Pour en revenir à l’auteur au regard de chien battu et au front lardé de mèches rebelles tombant sur les yeux, son approche par le grand bout de la lorgnette mystico-chimique ne convainc pas Freddy qui s’attendait à un développement du phénomène hippie par ses productions et ses manifestations artistiques… reléguées à la fin à des « divertissements plus ou moins engagés ».

« La vraie racine en un mot clef ; religion… LOVE », affirme l’auteur – « Religion expérimentale de l’Amour Universel et de la Connaissance Totale » certes mais exit Bob Dylan, les Beatles et autres Living Theater, désapprouve Freddy.

« La God intoxication » allait tout balayé ou balayait tout aux Etats-Unis ! s’enthousiasme le journaliste.

Devant tant de ferveur, Fred s’interroge avec sa culture en vrac sur la construction de l’enquête qui ressemble étrangement pour lui à une mise en scène de la drogue selon un scénario hollywoodien standard à la manière d’un péplum grandiloquent — à savoir :

Une Intrigue : Les Hippies – « retrouver Dieu dans la drogue » ou le phénomène hippie et la non-violence en un Lieu San Francisco, la nouvelle Jérusalem, Mecque, Bénarès ou fille du Tibet.

— « Le Panthéon du Flower Power » des Héros Principaux: « Jésus, Bouddha, Krishna, Hillel, Huxley, Leary, Emerson, Thoreau, Gandhi, Watts, et Daumal »,

— La drogue plus principalement le LSD comme Elément Central et le prophète Timothy Leary en Grand Prêtre déclarant la Révolution Psychédélique ou la religion LSD 25 s’appuyant entre autres sur Aldous Huxley. C’est l’âge d’or de « Mister Hip » … God, Soul and Drugs comme le dit le rapport U. S., souligne Fredo.

Les opposants s’organisent, un plan s’impose : Les accidents s’enchaînent gonflés par les médias. Une enfant de 5 ans a avalé la dose de LSD de son grand frère : égal 6 jours de crise d’hystérie à l’hosto. Un ancien étudiant en médecine a égorgé sa belle-mère avec un couteau de cuisine. Une enquête du FBI conduit le gouvernement à interdire le LSD. « Les événements se précipitent, Timothy Leary est appréhendé chez lui, à Millbrook, près de New York… Il risque 30 ans de prison avec sursis ». Leary ne renonce pas pour autant et « annonce la formation d’une nouvelle religion “League for Spiritual Discovery” (LSD), pas une religion de plus, une religion qui veut embrasser et confondre toutes les autres, trompette-t-il ». Ni plus ni moins ! ose Freddy.

L’apogée ou le Climax comme il se dit chez les scénaristes, au printemps 1967 : L’interdiction de la drogue fait basculer la théorie de Leary et fascine comme du temps de la prohibition en attirant la foule en vue de l’été. Exit Dieu. Gary Snyder aura beau pousser son coup de gueule : « travaillez de vos mains… mais faites quelque chose ! Ce n’est plus à l’introspection que vous vous adonnez, mais à la prostitution mentale ». On parle plus de LSD que de Dieu. « Pour Les derniers arrivés, il ne s’agit plus que de se défoncer. Le temps des God’s finding drugs est révolu…. Sur la côte Est des Etats-Unis, l’expérience mystique remplit des asiles psychiatriques (130 internements à l’hôpital de Washington en 1 an et demi) ». Débarquement des touristes, des trafiquants, des marchands du temple, des libidineux et des commerçants exploitant le mythe hippie du LSD. C’est le déclin des hippies à la fin de l’été 67. Les parents recherchent par petites annonces leurs enfants fugueurs chez les hippies.

Nouvelle révélation : « Hip est mort, l’Amérique libre est née ». Les commandements de Leary sont oubliés : « Les turn on, tune in, drop out et autres get well ». Malgré cela Leary persiste mais les hippies renoncent au LSD et lui en veulent pour sa mégalomanie et son manque de sérieux à propos entre autres des dosages qu’il avoue lors d’une interview avec une certaine nonchalance. « La responsabilité, pour l’opinion, c’est Leary ». Oct. 67 – un catafalque est brulé avec tout ce qui définissait les hippies c’est-à-dire colliers, chemises indiennes, magazines, affiches, portraits et livres de Leary… les néo-marxistes qui se sépareront et changeront de nom par la suite en Weathermen allusion à un vers de Bob Dylan dans Subterranean Homesick blues, reprennent le flambeau avec la Nouvelle Gauche (New-Left) et chassent les mystiques avec Lénine, Mao ou Che Guevara…

Michel Lancelot quant à lui, tel les fils de Thoreau part vivre quelques jours dans une communauté à 2000m d’altitude près d’une réserve d’indiens de Santa Fe.

Alain Dister de Rock n’ folk à Drop City ; étrange cité dans la nature érigée de dômes-igloos géodésiques fait de planches de bois de rebuts recouvert de grillage et de stuc avec des capsules de bouteilles collées et peintes de couleurs vives. Les fenêtres sont fabriquées avec des pare-brises de voitures. D’autres dômes polyèdres sont construits à partir de capots d’automobiles cloués sur une charpente en bois. Le complexe communautaire central quant à lui est couvert de facettes octaédriques provenant de toits de véhicules – le tout très coloré et « lunaire ».

— Après le fleuve mystico-chimique arrive le Dénouement ou le Nouvel équilibre qui aurait accouché « d’une petite révolution artistique, à caractère populaire ».

Il va sans dire que Fred s’avère en total désaccord après sa lecture assidue. Il ressent une manipulation insidieuse ; la figure de Dieu écrasant toutes les singularités des individus, enrage-t-il.

Dans les derniers chapitres, il retrouvera à la marge malgré tout, ce qu’il cherchait avec quelques bémols.

 

 


 

25 / Andy Warhol, the Chelsea blues!


A l’époque, Fred ne peut voir aucun des films cités par Michel Lancelot dans son livre. Tandis qu’il fait l’éloge d’Andy Warhol, « le père du Flower Power » ou encore « le guru du mouvement hippie », il passe complètement à côté des artisans (film-makers) du cinéma expérimental ou indépendant que Fred découvrira bien plus tard.

Malgré tout, il refuse de tomber dans l’idolâtrie de Warhol ni de qui que ce soit. Par contre, l’idée d’atelier ou d’activité de la Factory (au sens de l’usine) l’intéresse dans ce qu’elle permet à des jeunes gens de « s’exprimer », de jouer dans des films, de faire des photos ou bien de la musique tel le Velvet Underground en dehors du circuit commercial.

Dans les années 70, après avoir vu des films Underground au Studio Christine, il décide encouragé par des copains, d’étudier le Cinéma Expérimental pour y visionner entre autres un maximum de films dont ceux analysés et critiqués dans le livre sur lesquels il revient car il lui semble plus relever du fait hippie ou religieux – ce que l’auteur reconnaît par ailleurs.

Fred voit donc « The Chelsea Girls » au cinéma Saint-Michel, la salle qui projette les films derrière l’écran avec un miroir.

Selon le journaliste, il s’agit d’un documentaire onirique techniquement divisé à la projection en deux images juxtaposées sur la « détresse hippie ». Des jeunes gens, seuls, qui se cherchent « par le biais de la drogue, de la communication des vibrations hallucinogènes ».

Dans le film, « le désordre spontané (qui) évoque celui de la pensée, le bouillonnement des passions, et la surimpression des sensations et associations d’idées chez l’homme moderne… d’où l’idée que la chronologie est morte… plus d’histoire à raconter, ni d’intrigues sentimentales à suivre… à cette simultanéité dans la perception… Warhol a une idée de génie… d’écran double ». « Propos on ne peut plus dithyrambiques, note Fred ».

A l’intérieur de la salle encore allumée, il perçoit des regards interrogatifs guettant le moindre commentaire des uns ou des autres.

L’affiche inspirée de Magritte présentant un buste et l’entre-jambe d’une femme nue à la plastique métallique flanquée sur le corps de fenêtres aux volets grands ouverts à l’allure de moniteurs télés exhibant des habitants décadents et provocants pour finalement apercevoir la porte d’entrée de l’Hôtel Chelsea à la place du sexe, laisse présager un film d’anticipation porno-délirant voire de « science-fiction », déjanté sur la vie des superstars d’Andy Warhol à la Factory – origine de la commande de Jonas Mekas de la Film-Makers’ Coop.

Dès les premières images de Nico dans la cuisine côté droit, Fred sait qu’à défaut de l’atelier, il devra se contenter de découvrir la vie de l’intérieur d’un appartement New-Yorkais suivi de chambres d’hôtel.

A ce sujet, il découvrira bien plus tard un film de Marie Menken intitulé tout simplement « Andy Warhol » où l’on voit le peintre en 1965 sérigraphier à l’aide de ses assistants et défiler des vernissages & autres « Parties » dans la Factory.

Donc devant les appareils d’électroménagers, un jeune garçon dissuade Nico de couper sa frange qui finit par en tailler quelques pointes. Un enfant (le fils de Nico) entre et sort du champ en jouant. Puis sur la seconde séquence accolée en simultanée côté gauche, apparaît deux divans tête-bêche où une jeune femme se confesse à un « pape » théâtral de Greenwich village la sermonnant violemment en gesticulant dans tous sens.

Alerté par la bande-son qui change de côté, le regard de Fred suit puis glisse d’une image l’autre, d’un mouvement de personnages à un zoom saccadé ou à un balayage panoramique ou encore du noir & blanc à la couleur.

Ainsi Brigid succède à Nico en déblatérant tout ce qu’elle peut en se retenant d’éclater de rire, charge une seringue, pique un acolyte et s’abandonne au téléphone. De l’autre côté, des garçons défoncés batifolant dans des jeux sadomasochistes sur un lit en slip et en peignoir dans une chambre de l’hôtel, remplace Ondine « le pope » & Ingrid Superstar après un noir-image côté gauche.

Dans une autre pièce, image de droite, Hannah Hanoi la dominatrice au regard glacial admoneste et gifle des lesbiennes au bord de la dépression nerveuse. Ensuite le spectateur les retrouve côté gauche avec des dialogues dans le style péremptoire : « — Shut up ! (tais-toi !) », à une Superstar hyper-maquillée qui attendait un coup de fil d’une agence de mannequins, de la part de Mary Woronov, la tyrannique, refusant de lui passer l’appel: «  — Vous n’avez pas d’appel, vous avez un gros cul ! ».

Alors que les homos dans la chambre basculent à leur tour en accueillant Mario qui se met à chanter.

Prenant le relais, Eric filmé en couleur, défoncé, dit tout sans réticences et se dénude sous les stroboscopes – séquences brutes dénuées de tout montage, toujours entrecoupées de plages noires plus ou moins longues, et ainsi de suite.

Nico ferme l’hôtel en pleurs et en couleur irisée pendant qu’Ondine « le pope » met des claques à une néophyte.

Les images étant trop lentes, la double projection libère et délivre le regard de Freddy qui vagabonde de repérages en balayages tout en surveillant du coin de l’œil l’autre saynète.

Sauf à quelques moments très fugitifs où les mouvements tourbillonnants de caméras coïncidant avec la séquence de Marie Menken & Gérard Malanga et celle de la chambre des homos ou bien sur celle des interprètes du casting dans laquelle la gradation de la couleur virant brutalement au blanc surexposé et vice versa à celle du danseur zébré par une lumière stroboscopique, figent la vision qui se laisse transpercer et fait décoller le cerveau dans un maelström où le mélange et l’interaction des deux images se réalise pleinement à la manière d’un light-show.

Sinon dans la grande majorité du film, le regard du spectateur pioche ou refoule suivant ses affects qu’il y ait deux images ou pas.

Quant au contenu, Fred s’est senti mal à l’aise dans la position du voyeur d’une génération de jeunes gens perdus de familles riches, de fugueurs, de travestis, de drogués ou d’artistes dans l’abîme de leur vie.

Il rejoint en partie les avis de Jonas Mekas qui parle de « tragique… plein de désespoir, de dureté et de terreur » et aussi celui de Bob Dylan qui déclarera des années plus tard dans un interview : « Quand Chelsea Girls est sorti, tout était fini pour l’hôtel Chelsea. Vous pourriez tout aussi bien le brûler. Sa notoriété après le film était à peu près détruite ».

Freddy trouve qu’effectivement les personnages qui jouent peu ou prou leurs propres rôles en poussant au paroxysme des prestations ingénues, renforcent la sensation de chaos ; que l’absence de mise en scène revendiquée par Warhol accentue la souffrance et la culpabilité ; que cette « collection de créatures désespérées » pour reprendre la terminologie de Mekas, renvoie à soi-même et à son attitude en général notamment à propos de la guerre au Vietnam surtout pour les américains.

Néanmoins, Fred ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit principalement d’une vision chrétienne postmoderne de l’enfer par Andy Warhol.

Il est ressorti quand même avec un gros blues : « The Chelsea blues ! » chasse-t-il.

 

 


 

26 / Cinéma hippie & expérimental


Dehors dans la nuit fraîche du Quartier Latin, Fred resté sur sa faim malgré les 3 heures et demi de « The Chelsea Girls » dont beaucoup ont quitté la séance avant la fin, décide d’aller se restaurer (sans mauvais jeu de mots) dans un bar de la rue Soufflot

Attablé sur une terrasse surélevée derrière les baies vitrées aux reflets miroitants dans la nuit, Freddy remarque que les véhicules et les passants pressés de rentrer ou de se rendre à un rendez-vous, se mélangent en transparence aux allées & venues des clients de l’intérieur.

Ces superpositions d’images lui rappellent les films dits « hippies » cités par M. Lancelot, de :

Ron Rice « Chumlum » (1964 – Petit instrument genre de cymbalum à cordes frappées à l’aide de bâtonnets ou de petits marteaux au son lancinant ancêtre du clavecin ou du piano) où les danseurs & danseuses de la Factory de Warhol aux robes indiennes toutes en voile se superposent, dansent et s’effacent à tout de rôle sur le balancement d’un hamac occupé par un individu, soutenu par un grand renfort de tablas, filmé tout en surimpression ;

Lloyd Michael Williams, « Ursula » (1961) prise au piège dans un film d’horreur et de terreur où sa mère tyrannique tue et découpe son oiseau de compagnie pour la punir en lui rendant les morceaux… la faisant devenir folle – réminiscence quand Freddy vit passer une dame très collet monté au rictus sévère tirant une jeune fille par la main sur le large trottoir de la rue Soufflot qui conduit du panthéon au Jardin du Luxembourg ;

Joyce Wieland « Rat Life and Diet in North America » (1968) allégorie politique dans laquelle un chat à l’affût (officier américain) fait les cent pas derrière la vitre où les rats (manifestants) « paradent » contre la guerre ;

Paul Sharits « Piece Mandala / End War » (1966) qui ne fait pas de détail des gestes & positions amoureux booster par le « flicker » (clignotement – technique inventée par Peter Kubelka en 1960 – « Arnulf Rainer ») – Sexe contre Guerre!

Michel Lancelot évoque les œuvres ou les auteurs en concluant évidemment par « Lucifer Rising » de Kenneth Anger, « hymne funéraire du mouvement hippie ».

En ce qui concerne Fred, ce choix de films à la vue politico-religieuse occulte la libération totale des contenus par la ou les structures (Medium is message – M. McLuhan) mises à nue tel les exemples de :

« The Flicker » (1965) de Tony Conrad reconnu comme la base zéro du cinéma c’est-à-dire la révélation de ses fondements liminaires ;

« Razor Blades » (65-68) de Paul Sharits où une succession stroboscopique à double fenêtre fait clignoter des formes géométriques à l’image d’une lame de rasoir ;

« Wavelength » (1967) de Michael Snow long zoom très zen d’un atelier sur les fenêtres donnant sur une rue de New York.

Il n’oublie pas de se remémorer Stan Brakhage fabriquant des films depuis 1952 et notamment le très célèbre « Mothlight » (1963) où des ailes de papillons et autres insectes ainsi que des herbes sont collés directement sur la pellicule ;

Jonas Mekas dans « Cassis » (1966) accélérant les bateaux dans le port de Cassis en France ou dans le très humoristique portrait de famille du même cinéaste, de la Factory de Warhol « Award presentation to Andy Warhol » (1964) se partageant un filet de provisions de fruits & légumes avec la speakerine du début de la présentation…

Et bien d’autres œuvres encore, classées dans l’underground cinéma sont assimilées au cinéma hippie, dévoilent un parti pris restrictif que Fred au moment de la lecture débusque méfiant par pragmatisme mais se contente néanmoins de positiver.

Même si dans la musique, Michel Lancelot récidive en faisant appel à Iannis Xenakis pour parler de la musique psychédélique. Abreuvé de musique contemporaine depuis tout jeune à la T.S.F., il ne trouve pas que ce dernier soit le plus approprié. Il aurait préféré Alain Dister, œuvrant par ailleurs pour R’n’F, puisque lors de son enquête il l’a rencontré à San Francisco.

Xenakis parle d’une méconnaissance occidentale de la musique indienne et de Ravi Shankar, ce qui ne l’étonne pas.

Ensuite l’enquêteur aborde les lieux de musique tel le Filmore Auditorium de Bill Graham et l’Avalon Ball Room de Chet Helms ce qui lui semble par contre très important où vont défiler la grande majorité de tous les groupes américains du moment animés par des light shows originaux – Idem pour ces derniers que Fred ne pourra voir quelques années plus tard au Golf Drouot avec huiles colorées entre deux films de diapositive et de boucles sur un projecteur 16 mm.

Vient le chapitre peinture ou plus précisément celui des dessinateurs de posters tel Rick Griffin qu’il découvrira entre autres sur les pochettes de disque comme par exemple « Aoxomoxoa » (Palindrome se lit dans les 2 sens) du Grateful Dead ; ces peintures psychédéliques faites d’enluminures dorées, d’enchevêtrements et de courbes sinueuses qui se multiplient à l’infini, aux lettrages s’épousant les uns les autres rendant la lecture du texte difficile enveloppant des motifs lugubres, morbides ou énigmatiques le tout rehaussé de couleurs vives qui saturent et s’entrechoquent, rappellent l’Art Nouveau, le Modern Style ou Mucha & Cie.

Le livre l’a moyennement intéressé surtout dans sa première mouture de 67-68 bancale par manque d’informations mais le choix dans le genre étant plus que restreint (la suivante celle qu’il a relue plus complète de 1972 mais aussi plus hollywoodienne), lui a révélé et confirmé les doutes qu’il avait quand M. Lancelot louait René Guénon à la radio et sa critique ou Crise du Monde Moderne pour en définitive rétrograder dans la Tradition ainsi que dans la Philosophie Orientale qui demandait sûrement pour cette dernière, à être prise avec des « pincettes » c’est-à-dire en traduction originale plutôt qu’en interprétation occidentale, pensait-il.

En fait de son point de vue, Michel Lancelot théorise comme tout bon sociologue, l’aventure urbaine en Amérique du Nord notamment à San Francisco à la fin des années 60. Il aurait préféré sur le même sujet un essai portant plus sur les arts que sur les rapports humains comme Aldous Huxley l’avait fait en 53-54 avec Les Portes de la Perception mais l’auteur avait fait « Psychologie ». C.Q.F.D. !

 

 

 

27 / Raser les murs !


« Les gaullistes ont gagné les élections, il faut de nouveau raser les murs ! » conseille-t-on à Fred.

Ferré et Nougaro s’engueule à la radio dans l’émission Campus.

Michel Corringe chante « la route m’appelle et m’attire… ».

Le Living Theater fait un scandale en se fichant à poil au Festival d’Avignon dans  Paradise Now : «Je n’ai pas le droit de voyager sans passeport ! Je ne peux pas vivre sans argent ! Je ne sais pas comment arrêter la guerre ! Je n’ai pas le droit de fumer du hachich ! Je n’ai pas le droit d’ôter mes vêtements ! » – phrase modulée crescendo jusqu’au cri déchirant le silence des spectateurs.

Entretemps pendant les événements de mai Godard et Truffaut avaient mis le feu aux rideaux dans la salle du Palais des Festivals à Cannes.

Il était temps pour Freddy de changer d’air et cela tombe bien car c’est les grandes vacances.

Le camion Renault 1000 Kg à la cabine avancée & galbée estampillé du logo des E.E.D.F. (Eclaireuses, Eclaireurs De France), en forme d’arc et flèche pointé vers le ciel adouci par le trèfle en son sein pour les filles, ancien « panier à salades » dont le moteur a été fini d’être remonté, peut emmener allègrement avec la 2CV de Jean-Pierre les 10 éclaireuses & éclaireurs (4 filles et 6 garçons), faire leur « Tour de France » copié en partie sur le parcours de celui des cyclistes qui vient de se terminer ainsi que sur celui de 1967.

Pour le moment stationné le long du boulevard St Marcel avec ses grandes roues et ses vitres latérales d’autobus, ayant déjà chargé la veille les cantines métalliques de la tente et les ustensiles de cuisine & autres bardas, il n’attend plus pour démarrer que les sacs à dos « d’explorateur » en toile à brelages de cuir beige et armature aluminium ainsi que les duvets roulés sous le rabat de la grande poche et bien sûr… les guitares.

Attendant Jean-Paul le responsable & Jean-Pierre son adjoint partis prendre les dernières consignes au local de la rue Michel Peter juste à côté, dans le café habituel des rendez-vous des « Eclés » aux Gobelins tel ils se nomment, Cédric et Michel débarquent en arborant pour l’un un bob G.I.’s usé & délavé d’un surplus américain acheté au marché aux puces et pour l’autre un chapeau de rangers en toile tout cabossé & défraîchi lesté d’un nœud à la sangle, faisant rire & sourire toute l’équipe pour l’occasion.

— Vous partez à la chasse au Dahu ? se moque Jean-Paul au visage léonin en remontant ses grosses lunettes de myope tombant sur son nez qui revenait du bureau de l’association avec des cartes routières et d’autres documents.

— Non, on va faire un « Tour de France » sous l’égide des Eclaireuses & Eclaireurs de France avec un camion qu’on a réparé pendant les W.E. ! déclame Michel solennellement sans se départir de son garde-à-vous en prenant le ton du récitant, droit dans ses baskets.

— C’est bien ! … Bon, on y va ! dit-il sans surenchérir en se retenant de pouffer.

D’emblée, Cédric grand brun à la tête du chanteur Antoine du début de ses premiers 45T, s’impose comme copilote du fourgon pour être assis devant. Ce qui ne surprend pas outre mesure Freddy qui s’était déjà aperçu des caprices de fils unique qu’il manifestait à son insu.

Peu importe, il est là pour se fondre dans le groupe, oublier la paperasse ou les commérages du bureau et voir du pays. Cela tombe bien car les aînés endossent les responsabilités comme si c’était inné ou bien leur devoir.

Seul depuis deux ans, cela lui permet de faire relâche tout en se tenant disponible pour exécuter des tâches dites « ingrates » le cas échéant tel faire la vaisselle ou monter la tente.

Après avoir essuyé les carrefours et autres embranchements des autoroutes interurbaines ponctués de ronds-points de la banlieue sud de Paris, ils se retrouvent ballotés dans les ornières de chemins terreux d’un bois au pied d’un rocher genre de petite falaise de 7 à 8 mètres de haut sur la commune d’Etréchy.

Pour en arriver là, Ils ont pris la direction de la porte d’Italie puis poursuivi sur la N7 en passant sous l’immeuble de l’aéroport d’Orly qui symbolisait les grands voyages, ce qui donna l’idée à certaines & certains de s’exclamer en franchissant le pont :

« Ça y est nous sommes en vacances !

— Youpi ! ».

Fred réticent pour ce genre de manifestation frivole dût s’employer pour faire bonne figure et brailler comme tout le monde en franchissant le pont. Puis ils bifurquèrent sur une transversale avant Corbeil-Essonnes pour rallier Montlhéry et la N20.

Le montage de la tente Marabout où l’on tient debout tel la réclame le claironnait pour les collectivités, revient aux plus jeunes pendant que les anciens prépare le matériel pour l’initiation à la descente en rappel du fameux rocher.

Freddy plutôt taiseux suit le mouvement en participant au dépliage de la tente, à l’inventaire des barres et autres poteaux ensuite au montage proprement dit pour finir par l’enfoncement des piquets tendant les haubans.

Après avoir gonflé leurs matelas pneumatiques respectifs, ils gravissent une pente assez raide en faisant malgré tout un détour en lacet pour rejoindre le sommet de la paroi.

Les aînés ont déjà expérimenté « l’installation » à la technique somme toute rudimentaire de la descente en rappel en S ou cuisse-épaule (Face à la corde, celle-ci passe entre les jambes puis ressort derrière côté droit, passe sur la hanche en remontant devant sur la poitrine pour s’appuyer sur l’épaule gauche puis redescend dans le dos et rattrape la main droite ; la main gauche tient le brin venant du haut pour assurer l’équilibre) puis vient le tour des doyennes, les nouveaux en dernier.

Jean-Pierre grand & robuste toujours en débardeur imprimé ou floqué style basket-ball U.S.A. ou en tee-shirt de motards « Triumph » comme Bob Dylan sur la pochette « Highway 61 Revisited » a dû revêtir un blouson jean’s pour se protéger des frottements assurant à l’écart les varappeurs (la guinde nouée à la taille du grimpeur, celui-ci devant déclarer à haute voix « vaché » ou « assuré » une fois qu’il est encordé) ; à l’aide d’un rocher la corde passée dans son dos, il se penche complètement en arrière jambes écartées tandis que Jean-Paul dans son « costume » tee-shirt blanc immaculé et jean’s délavé, guide Viviane son ex petite-amie dans la descente concernant les appuis et la position du corps.

Personne ne fanfaronne car à l’à-pic pour amorcer la paroi Fred lors de son tour, doit se recroqueviller sur lui-même presque à l’accroupi pour se retrouver une enjambée plus bas plaqué malgré tout contre la roche en dévers. Sur les conseils de Jean-Paul, il remonte ses jambes en les écartant puis pousse sur les cuisses conservant en même temps un certain fléchissement pour gagner une position oblique sans basculer en arrière car là se situe le danger. Ensuite en ouvrant le bras droit vers l’extérieur il descend par à-coups. Une fois la technique prise, il se décolle du mur en petits sauts et prend de la vitesse en se laissant griser tout en freinant pile à l’arrivée.

Le moniteur-guide extérieur à l’équipe en bas l’admoneste gentiment à la réception en lui demandant s’il n’a pas la peau des cuisses ou du dos brûlé pour calmer son impétuosité.

— Non, non, pas du tout ! dit-il en se palpant pour s’en assurer.

— Faut faire attention car on perd vite le contrôle et l’accident arrive dans la foulée! prévient-il.

Les autres qui passent après lui font de même voire plus en recommençant des bonds de plus en plus osés.

Fred fit ses trois tentatives puis s’en lassa le crépuscule venant assombrir la muraille masquant les appuis pour les rebonds.

Car ils devaient bien tous l’avouer lors de la veillée, les sauts sur la paroi demeuraient l’attractivité N° 1 de la descente en rappel.

La nuit tombe vite en forêt même en été. Ne pouvant faire de feu, Fred questionne son entourage du « comment va-t-on s’éclairer ? » au moins pour manger. Et là Jean-Paul aux aguets mais aussi pour se faire valoir de l’animateur-escalade délégué au site, sort un demi-sac à patates de cailloux grisâtres du camion.

— Avec ça ! dit-il en brandissant le sac qu’il pose face aux néophytes et notamment à Freddy qui gardent les yeux écarquillés.

Il retourne au fourgon et sort d’une des cantines métalliques des lampes à carbure. Il en dévisse une, charge les pierres de carbure de calcium, ajoute de l’eau tout en expliquant le fonctionnement puis la referme produisant du gaz acétylène et le tour est joué. Les novices dont il fait partie, trouvent cela assez génial.

Une bonne partie de la première soirée aux étoiles baigne dans la relaxation, les commentaires des temps forts de leurs journées notamment leurs préparations précipitées au dernier moment de leurs vacances, les projets qu’ils rêvent de réaliser pendant leur séjour qui vient de débuter, l’enthousiasme quelque peu démesuré des plus jeunes, le tout rythmé au sifflement des éclairages de type chalumeaux qu’ils doivent recharger de temps en temps.

Les visages tantôt en ombres chinoises, tantôt en pleine lumière ou souvent en semi-obscurité dessinant parfois des silhouettes inquiétantes ou étranges révèlent des traits de caractères des uns & des autres jusqu’alors inconnu de tous en plus de la parole. Car ils doivent découvrir leurs points forts ou faibles pour vivre ensemble et faire preuve de tolérance les uns envers les autres pendant un mois.

 

 

 

28 / Eaux Vives


Le lendemain matin sous un ciel grimaçant, après avoir roulé plus d’une centaine de kilomètres seulement moitié moins de la moyenne journalière programmée, pour honorer le rendez-vous Eaux Vives, ils déchargent les kayaks d’une remorque sur les bords herbacés d’un chemin caillouteux pour les glisser sous les arbres de la berge du Cher.

Le lieu révèle un îlot complètement sauvage où la végétation abondante se décline en trois écrans : en premier les grands arbres tel le peuplier noir, le frêne commun, le saule blanc ou les aulnes glutineux, en second les arbustes tel les petits saules, les cornouillers sanguins en fleurs blanches ou la bourdaine formant des buissons d’où émergent des fusains et autres viornes qui surplombent enfin les plantes aquatiques à l’instar des roseaux et renoncules.

Le moniteur canoë-kayak de la station locale qui a amené les bateaux demande que tout le monde apprenne à esquimauter.

— On va dessaler ! traduit Jean-Paul.

Après avoir enfilé l’équipement et monté dans le bateau en l’enfourchant prenant appui avec la rame sur la berge puis en fixant la jupe pour éviter d’embarquer de l’eau. Ils doivent s’initier à l’esquimautage proprement dit qui consiste à s’allonger en avant la pagaie tenue des deux mains côté gauche le long du kayak puis de se laisser tomber dans l’eau ; une fois à l’envers, il suffit d’un grand balayage à l’aide de la pagaie pour se retrouver à l’air libre dans la position initiale et le tour est joué !

Au bout d’une dizaine de fois dans le bouillon verdâtre, la tête complètement détrempée poissant les cheveux et la peau telle des algues, Fred décide de sortir et de franchir le barrage.

Le bateau s’avère encombrant à transporter mais plus léger que prévu. L’éclusier et le barragiste les regardent passer perplexes, eux qui ont retiré les aiguilles de bois au petit matin ou la veille pour créer un déversoir permettant aux futurs « cascadeurs » de passer la jetée d’une hauteur d’environ 4 à 5 m.

— Tout droit ! Tout droit ! lui assène Jean-Paul. Il faut pagayer vite et tout droit ! martèle-t-il de nouveau.

Ce qu’il fait jusqu’à l’arête du déversoir puis il plonge dans le vide, sensation garantie en apercevant la proue s’enfoncer dans l’écume jusqu’à la poupe disparaissant complètement corps et bateau compris juste le temps pour Fredo de prendre son souffle et le voilà ressortant tel un bouchon libéré bondissant hors de l’eau. Pas le moment de savourer que le moniteur tendu en contrebas du barrage dans un canot un peu à l’écart prêt à intervenir, le hèle :

— Tout droit ! Tout droit ! Sortez vite du radier !

Trois ou quatre tentatives plus tard, d’autres continuant à naviguer sur le plan d’eau après le barrage vers la rive opposée où la flore sauvage investit la rivière, Fred glisse son kayak sur la berge et s’en va au camion chercher une serviette dans son sac-à-dos.

En fouillant dans ses affaires de toilette, soudainement il se souvient avec ces animations sportives, des colonies de vacances de son enfance et leurs mélancolies fugaces où le sentiment d’abandon par ses parents brisait le cœur.

Là s’arrête la nostalgie car d’une part le choix de partir avec les éclaireurs vient de son initiative et d’autre part la séparation d’avec sa famille découle de son refus de les suivre en Belgique, fatigué de leurs déménagements incessants se retrouvant pénaliser à l’école ou au travail sans la moindre des satisfactions en contrepartie.

En porte-à-faux dans le groupe dû à son expérience de l’indépendance par rapport aux lycéens et sa maturité précoce face à de jeunes adultes, il a la sensation de tourner en rond ou de redoubler une classe. Il s’efforce donc de participer pleinement pour évacuer toutes ces réminiscences souvent joyeuses mais aussi ces chagrins rageurs comme seule l’enfance sait en créer. « De toutes les manières, les retours dans le passé s’enlisent toujours dans le vide, se raisonne-t-il ».

Il a démarré une vie différente comportant une bonne part d’inconnue car l’autre s’est terminée en queue de poisson.

Cette nouvelle existence qui démarre entre quatre murs dans une piaule comme l’intro d’un rock’n’roll bluesy style « Hideaway » de Clapton ou « Statesboro » découvert plus tard des Allman Brothers, lui convient parfaitement – base carrée et solos aux chants d’oiseaux.

Après avoir déjeuné sur la berge, ils lèvent le camp pour rejoindre le Marais Poitevin.

En arrivant sur les coups de cinq heures et demie – six heures, la vue des canaux larges comme le canal St Martin à Paris ou de plus petits qui les croisent tel des ruisseaux ou des fossés bordant des prés ou des champs cultivés, les déçoivent s’attendant à découvrir la Venise Verte. Conciliant certains mettent ça sur le compte de la sécheresse et de l’été.

— Sur la carte tu dois trouver Damvix dans le Marais Poitevin, demande Jean-Paul à Cédric.

— Je vois un Vix !

— Il y en a un autre pas loin. D.A.M.V.I.X. ! répète-t-il en l’épelant.

— Ça y est ! Je l’ai. Il est juste à la frontière de trois départements : la Vendée, la Charente-Maritime et les Deux-Sèvres.

— Peux-tu me guider ? On se dirige vers Maillezais.

— O.K. !

— Quand on entre le village il y a une ferme avec un centre équestre. Ils doivent nous indiquer l’emplacement où l’on peut camper, précise-t-il.

En fait de terrain, il s’agit d’un bout d’un pré encaissé entre un pont où s’ébroue un cours d’eau et d’arbres bordés de haies, de taillis et d’arbustes. En dehors de l’éloignement du village, l’inconvénient se révèle l’absence d’eau potable alors que tout l’alentour de la ferme recelait d’innombrables places pouvant faire office de camping, surtout pour une nuit. Bref mais l’accueil semblait réservé aux visiteurs faisant du cheval soit en randonnée soit au manège.

Quant aux éclaireurs, ils ont bien prévu du cheval… mais en Camargue et non dans la Venise verte ! Ce qui leur semble couler de source … de cheval !, comme plaisantaient les aînés.

Le jour suivant, pour se venger du manque d’eau, Jean-Paul décrète qu’ils vont faire leur toilette dans la conche. Ruisseau faisant, le responsable se lâche :

« Tout le monde à poils ! dit-il en s’assurant tout de même qu’aucun passant ne se trouve sur le pont ou à proximité ».

Ni une ni deux, les filles s’exécutent et les garçons plus jeunes encore tout pétri de pudeur suivent timidement en n’oubliant pas toutefois de reluquer la nature féminine notamment Viviane, la rousse pulpeuse émoustillant les ados dont Fred n’est pas en reste.

La fraîcheur de l’eau incite Fred comme d’autres à faire fissa. Seul Jean-Paul & Viviane « les Ex » s’en donnent à cœur joie un moment en s’éclaboussant mais la froidure et l’imminence du départ les rattrape eux aussi.

 

 

 

29 / Le long des routes


Freddy retrouve ses rêveries dès que le voyage redémarre le long des routes. Il enfile les marais rectangulaires tracés au cordeau et les embarcations comme autant de perles venant s’enrouler autour des fermettes.

Une pancarte affichant une vente d’huîtres déclenche aussitôt des commentaires enthousiastes :

— On va manger des huîtres à midi ! s’exclame Jean-Paul. Il faut en trouver à pas cher. C’est l’endroit ou jamais ! ajoute-t-il.

Après l’avoir signifié à la voiture suiveuse dans des acrobaties verbales et gestuelles par la baie vitrée ainsi que sur des feuilles papiers, tout le monde se retrouve mobiliser à la recherche des prix sur les pancartes.

En faisant le tour du groupe, il s’avère que peu raffole des fruits de mer sauf trois ou quatre et encore. Néanmoins, ils s’arrêtent et les responsables après moult négociations reviennent avec un sac de marennes qui lors de la dégustation les jugent moyennes sans plus.

Coupé de son ouverture sur la musique anglo-saxonne (radio) et autre modèle (livres, revues), Fred se voit confronter parfois à l’ennui. Il doit composer avec son imaginaire et surtout écoute les autres parler car il a besoin d’un vocabulaire et d’une syntaxe pour s’exprimer plus tard.

Les mêmes questions reviennent comme des leitmotive : Comment formuler ce qu’il a dans la tête ? Jouer de la guitare… oui, mais pour lui-même ; puis s’arrêter, prendre de la distance pour se réentendre tel un écho ou bien repasser l’enregistrement s’il y a. Evidement en groupe, cela ne se comprend pas. Il s’agit d’une forme de non-respect. Tel le musicien de jazz ou de classique qui égrène ou répète un arpège puis cingle les cordes d’un accord pour le faire sonner dans sa construction cherchant à entendre sa composition, ses harmonies et comment il s’intègre à soi sans se préoccuper du public. A quoi se réfère-t-il dans son corps ou dans sa  tête ?…

Alors il est loin quand il monte les 154 marches de l’escalier de la Dune du Pilat ou quand les autres marchent sur la crête jusqu’au bout des 2.7 Km.

Assis dans le vent, du haut de ces 100 m de sable fin, il contemple l’agencement de la colline qui a eu lieu vague après vague au cours des siècles et se perpétue encore maintenant – l’écume au pied transpirant la force.

Puis la redescente rappelle le réel sous les pins où le camion brûle sous le soleil dans le parking.

Le soir, ils dorment à même le sable, sur la côte un peu plus vers le sud.

A Bayonne, ils délaissent les arènes néo-mauresques faute de taureaux pour s’engouffrer sous le massif de la Pierre Saint Martín à 700 m de profondeur dans la grande salle souterraine de La Verna, gigantesque caverne plus ou moins ovoïde de 250 m de diamètre et 190 m de hauteur (volume correspondant à l’empilement de six cathédrales Notre Dame de Paris) avec une ouverture au plafond en son milieu qui ce jour là, laisse couler de l’eau sous forme de bruine.

Après une petite escalade encordée de 80 m tout de même sur des rochers glissants retenant de la glaise gris-bleutée, ils découvrent la galerie Aranzadi avec ses concrétions féeriques digne d’un joaillier de la place Vendôme puis poursuivent en empruntant des couloirs étroits chevauchant un cours d’eau torrentiel qui débouche dans la forêt Maria Dolorès où ils tombent littéralement en extase devant des stalactites et des stalagmites de toute beauté formant une sorte de larges peignes à l’instar effectivement d’une pinède qui continuent à goutter donc à progresser dans un sens comme dans l’autre.

Ensuite ils atterrissent c’est le moins que le guide puisse dire dans la bien nommée « la Salle des Esprits » où des stalactites très fins tombant du plafond comme des fils de fer, tremblent comme des feuilles, prêts à se rompre avec les courants d’air dont certains atteignent 3 m de longueur.

Ils les abandonnent assez rapidement à leur fragilité telle un système magique pétrifié, paré à tout moment à une quelconque sorcellerie pour se mettre en branle ; car avec 6° degrés centigrades de température ambiante, ils attrapent vite froid et repartent pour se réchauffer dans des méandres caverneux où il leur faut se faufiler entre les parois escarpées pour arriver à une plateforme avant la redescente en rappel, à la dernière vision de La Verna avec les projecteurs allumés.

Certains y voient un décor apocalyptique tel Joëlle la blonde potelée, avec l’arrière-plan du « Le Radeau de la Méduse » de Théodore Géricault ou bien Gilles l’intello guévariste boutonneux qui y perçoit dans le même état d’esprit «La Barque de Dante ou Dante & Virgile aux Enfers » d’Eugène Delacroix avec toute les symboliques qui s’y rattachent alors que Fred dans une version plus moderne évoque « Guernica » de Pablo Picasso (un de ses prof d’Arts Plastiques au lycée en avait fait sa Pietà) en comparant l’effondrement du sol de la rivière souterraine visible par ses grandes et larges fractures de roches confirmé par les tas d’éboulis en contrebas créant ainsi la salle de La Verna au bruit aujourd’hui assourdissant d’un torrent qui cascade à l’intérieur, à cette cité de Guernica y Luno détruite par l’aviation allemande durant la guerre d’Espagne (pays limitrophe entre autre du massif de la Pierre Saint Martin) où l’artiste peint l’éclatement des corps des hommes, des femmes et des animaux le tout sous l’ampoule allumée en haut du tableau comme dans ce lieu les spots baignant d’ocre et de bleu ardoise les parois. Intimidé se sentant écouté, il termine par « C’est mon point de vue ! »

— La différence ici, c’est la Nature qui a produit l’éboulement avec l’écoulement des eaux et non la Folie des Hommes ! rétorque Jean-Paul.

— Exact ! Mais avec la construction de la station de ski, et d’immeubles, et de routes, etc. qu’on a vu au col de la Pierre Saint Martin, qu’ils sont entrain de réaliser, c’est le toit de la Salle La Verna qui un jour s’écroulera avec les écoulements des eaux (suggestion émise entre autre par le guide pendant la visite) par la Folie des Hommes comme tu dis, qui seront beaucoup plus important avec les sols en partie imperméabilisés comme cela a dû se produire dans l’ancien temps d’une autre façon pour la « création » de la salle avec le défrichement des forêts pour en faire des pâturages, défendit Freddy.

— Peut-être ! admet-il.

— « La Folie des Hommes ! » on te dit !… l’Enfer de Dante ! reprend Gilles goguenard.

— « Le Radeau de la Méduse » ! surenchérit Joëlle.

— Tout le monde est contre moi ! s’indigne-t-il indûment.

— Pas Contre ! Pas Pour ! Mais au-delà et en deçà ! s’amuse Gilles.

— Houlà ! J’abandonne ! lâche-t-il.

— Suite à ces sensations, un repos bien mérité s’impose ! interrompt Cédric.

— Absolument ! On va camper en pleine nature en haut dans la montagne avant le col d’Aubisque ! propose Jean-Paul.

Effectivement dans la montée peu avant de franchir le sommet, il bifurque dans un chemin pentu remblayé de cailloux blanchâtres dont certains s’inquiètent à juste titre de la remontée le lendemain matin si le sol vint à se détremper dans la nuit – événement fréquent en montagne.

Finalement il gare le camion dans le sens du départ ainsi que la 2CV et ils bivouaquent près d’un torrent – endroit magnifique avec les vaches curieuses qui approchent voir & renifler les nouveaux occupants dans leur tente.

Indéniablement, Fred se sent loin de cette campagne qui l’a vu naître malgré tout comme cela sera le cas plus tard dans les camps des Eclaireurs au pied du Ventoux ou de celui en Corrèze à Saint-Privat.

Désormais, il arpente comme tout le monde le macadam à Paris et s’est familiarisé des reflets troublants des immeubles aux grandes baies vitrées miroitantes ; le métal ou l’aluminium a remplacé dorénavant le bois ; plus aucun matériau édifiant la ville ne semble provenir de la Terre. Les repères qu’il avait appris tout jeune, sont devenus inopérants.

Dès à présent, il lui faut trouver une nouvelle langue en se méfiant de la trahison des mots et du langage, une autre manière pour appréhender la vie. Le rouleau compresseur de la modernité avance inexorablement. Il a choisi la musique car celle-ci lui paraît sans racines ou éternelle et plus à sa portée, mais non sans mémoire à l’instar du folksong ou du blues – des musiques de combat : « This machine kills fascists » arborait Woody Guthrie sur sa guitare.

L’impossibilité de se fondre dans la nature l’oblige à effleurer de la pointe des pieds l’herbe des prés ou à épouser le contour des arbres & des forêts pour s’investir à fond sans arrière-pensée dans les activités proposées.

 

 

 

30 / Direction Cirque de Gavarnie


Direction Cirque de Gavarnie. Dans le final, idem pour les randonneurs, les chevaux qu’ils ont loués avec un accompagnateur, ont le souffle court sous le soleil brûlant dans les chemins poussiéreux et rocailleux.

Puis sans prévenir au détour d’un virage, la falaise majestueuse barre l’horizon et le regard se voit immédiatement happer au fond de la vallée semblable à un décor de théâtre.

Des cascades tombent telles des mèches de cheveux gigantesques (la plus grande d’entre elles aligne tout de même 423m soit un peu plus haute que la tour Eiffel) sur le front du Colosseum comme le désignait Victor Hugo.

Flaubert quant à lui y perçevait « un champ de bataille d’un combat de montagnes » ou encore « les splendeurs tragiques d’un chaos ».

Un critique trouve que le tableau de Gustave Doré « y montre Gavarnie comme un enfer esthétisé » rejoignant ainsi l’avis de Fred à propos de cette peinture.

A l’opposé, il découvre bien plus tard sur Internet, un cinéaste qui sonorise son film sur le cirque avec la musique « Conquest of Paradise » de Vangelis. Sans commentaires. Rien à ajouter.

Quant à Fredo en tournant la tête vers la droite du côté de la Tour et du Casque tout en espaliers, il ne peut s’empêcher d’y voir Athènes avant les dieux, avant l’Acropole, avant les hommes.

Evidemment certains membres du groupe pensent aux cathédrales ou pour les plus jeunes à un New York en ruines dans un futur plus ou moins lointain – mais plus question cette fois d’en parler avec les responsables.

D’ailleurs le lendemain, Freddy officiant en tant que copilote à la demande de Jean-Paul le conducteur, lui signale après coup pour ne pas le paniquer qu’il a mis une roue sur le bas-côté limite ravin dans le haut de la descente du col du Tourmalet, et de faire attention par la suite. Celui-ci s’insurge en le traitant de menteur et d’incapable etc… Fred sans se démonter maintient sa version coûte que coûte.

Voyant l’affaire s’envenimer, Cédric ex-copilote qui s’était peut-être aperçu de certaines maladresses au volant, s’interpose et propose une pause notamment pour les chauffeurs qui n’ayant pas de relais, ont accumulé un maximum de fatigue.

Fred après cet incident continue de garder ses distances comme au début malgré que Cédric se faisant son avocat, répète plusieurs fois aux différents membres du groupe que cette alerte avait peut-être évité un accident grave.

Après la montagne, ils plongent vers la mer au Canet puis en Camargue dotée de ses immenses plages sauvages ; sur ses marais asséchés, Fred galope comme un gardian aguerri pour la première fois qu’il fait du cheval de sa vie au grand étonnement de tous, à commencer par lui-même.

La suite du voyage sur l’impulsion de Cédric a très nettement ralenti les kilométrages. Il n’est pas rare qu’ils passent plusieurs jours dans des camps d’éclaireurs où l’ennui développe l’imagination.

D’après les sous-entendus qu’il perçoit, Cédric émet l’idée de totémiser Fred en marabout (l’oiseau) ou en manchot ou bien en d’autres échassiers. Enfin il s’agit pour eux de trouver un animal qui arbore un dos au scapulaire voûté comme lui.

De palabres en palabres, l’épreuve qu’ils ont choisie consiste à traverser une petite forêt ou un bois en pleine nuit ponctuée de rites initiatiques.

Fred est donc déposé à un endroit inconnu en ce qui le concerne, sur le bord de la route et doit rejoindre le camp avec pour seule indication la direction Sud-ouest par rapport à l’étoile polaire c’est-à-dire suivre grosso modo les roues du petit chariot. Malgré la pleine lune, il fait remarquer à Jean-Paul que la nuit en forêt pour voir l’étoile polaire ça ne lui paraît pas évident.

— T’en fais pas ! Au fur et à mesure de ta progression tu auras d’autres indications sur le parcours. Allez bonne chance ! rassure-t-il.

Au début Fredo a un peu l’angoisse et les jambes qui flagellent légèrement mais sûrement. Reprenant ses esprits, il s’avance à l’orée du bois et repère un chemin assez large et orienté dans la bonne direction. Tentant de débusquer les traquenards d’entrée pour se rassurer en inspectant les fourrés aux alentours, ses yeux s’habituent à l’obscurité. Puis ne voyant rien d’anormal, il se lance.

Evidemment le sentier au bout d’un moment se divise en deux mais en arrivant sur les lieux, il découvre un carton lié à l’aide d’une ficelle autour d’un arbre sur lequel est dessinée une flèche indiquant la marche à suivre. Cela le tranquillise quasi entièrement et lui permet d’accélérer le pas d’autant que d’autres marquages apparaissent de-ci de-là. S’adaptant de plus en plus à cette traversée, dotée d’une température plus que clémente, il navigue d’arbres en arbres quittant parfois l’itinéraire balisé.

Sans crier gare, la promenade de santé tourne au vinaigre : des buissons s’agitent violemment ; des bruits sourds comme frappés sur des arbres se répandent ; des ombres de personnes dansent effarouchées tel des fantômes gesticulant les bras en l’air ; des cris rauques imitent des animaux féroces, d’autres aigus, les singes ; bref le bois s’apparente aux ténèbres horribles de la jungle.

Fred surpris s’immobilise. Légèrement terrorisé au début par un frisson d’angoisse il se ressaisit puis observe le spectacle tout autour de lui où ses « amis » lui semble-t-il, s’escriment à lui faire peur.

A son tour, il se cache derrière les troncs d’arbres et prend l’épreuve en cours à son compte : il se met à gronder furieusement en secouant fortement des arbustes qu’ils cassent pour fouetter le sol et les branchages.

« La bête sauvage est lâchée ! rigole-t-il dans son for intérieur ».

Il réitère les craquements d’arbrisseaux en hululant puis dévale en froissant les fougères tel un troupeau d’animaux effrayé. Il grogne, il souffle, il jappe et il court en se raclant la gorge à en vomir. Il jette des branches mortes…, puis il s’accroupit derrière un bosquet savourant l’ambiance : « la peur a manifestement changé de camp ! constate-il ».

Le calme augmente la tension inquiétante.

Soudain, une petite voix craintive troue le silence qu‘il identifie comme celle de Joëlle :    

— Vous êtes où ?… On arrête ? implore-t-elle de plus en plus affolée.

Fred en rajoute une couche juste derrière elle, masqué par des feuillages en grognant hargneusement tels des sangliers dérangés puis il détale d’un coup sec en bousculant la végétation. C’en est trop ! Elle hurle complètement apeurée puis déguerpit à vitesse grand V. Il émet un rire fantomatique en découpant les ha, ha, ha…, puis se camoufle dans les taillis et attend. Vu le silence, plus personne n’en mène large.

Au loin, Cédric à la voix caractéristique appelle Michel son collègue de lycée puis Jean-Paul. Après un court conciliabule à haute voix, le responsable propose d’arrêter la séance d’initiation.

Freddy qui voit comme en plein jour, en profite pour rallier la tente et se glisser dans son sac de couchage.

Quand les autres arrivent en petits groupes dispersés, blêmes, décontenancés, la voix chevrotante réconfortant Joëlle toujours pas remise de ses émotions, ils se confient les uns les autres qu’ils ne l’ont pas retrouvé.

Après avoir fait le point entre eux, Cédric entre dans la tente et découvre Fredo :

— Il est là !… dans son duvet ! déclare-t-il à l’entourage puis s’adressant à lui. On te cherche partout depuis une bonne heure. On craignait qu’il te fût arrivé quelque chose ! reproche-t-il avec condescendance.

— Eh bien, non ! J’y voyais comme en plein jour et j’ai suivi les indications comme on me l’avait dit puis j’ai rejoint le camp où je me suis couché en vous attendant ! dit-il en enfilant son jean pour se lever.

— T’as pas vu et entendu le barouf dans la forêt ? sonde-t-il.

— Oh, un peu de vent dans les arbres à un moment donné… peut-être des animaux ou des oiseaux dérangés se sont mis à s’envoler ou à cavaler, dû au brouhaha d’un genre de braconniers, voilà tout ! Rien de bien méchant ! brosse-il en regardant l’assistance émaciée, essoufflée et hébétée.

Quant à lui, il jubile en son for intérieur du beau tour qu’il leur a joué.

Plus jamais, il n’entendit comploter de totémisation ni de Marabout ni de bouts de ficelle. Leur ex-futur Marabout leur avait fichu une telle frousse qu’ils tentaient d’oublier leurs remords d’avoir peut-être réveillé la sorcellerie d’un esprit dormant. La séance d’initiation fût formellement suspendue et annulée à jamais.

Ainsi le tour de France des éclaireurs du 13ème arrondissement de Paris se termine apaisé, au rapport de force rééquilibré vis-à-vis de Fred sur un lac artificiel à Chalon-sur-Saône chacun et chacune manœuvrant en solitaire des petits bateaux à voile tel des vauriens ou des caravelles.

 

 

 

31 / Le Golf Drouot, Paris


Le vendredi soir dans le métro, il n’y a que les jeunes qui vont en boîtes, se faire une toile au cinéma ou une bouffe aux restos. D’ailleurs peu descendent à Richelieu-Drouot mais poursuivent jusqu’à Bonne Nouvelle pour se rendre à l’autre discothèque « Le Memphis » où sa copine Chantal transpire sur le parquet toute la nuit en avalant sa vodka orange.

Avant de s’y rendre, il va se restaurer dans un self-service rénové un peu plus haut sur le boulevard Montmartre. Dans un décor glacial hyper-kitsch avec ses rails chromés rutilants bordant les vitrines en verre piquées de flashs des spots placées juste au-dessus, il déguste sur des banquettes grassement rembourrées de couleur gris souris, adossées à de grands miroirs et dissimulées derrière une cloison semi-végétale meublant cette salle froide au design moderne pratiquement déserte en ce début de soirée, ses maquereaux au vin blanc, ses saucisses-frites avec beaucoup de moutarde qui lui pique parfois les yeux quand il en abuse puis sa pêche Melba à la crème Chantilly un peu ratatinée, le tout arrosé par une bière pression dans un grand verre en plastique. Pour lui c’est le summum de la gastronomie des pauvres.

La veste anglaise cintrée bleu pétrole style Mod’s que porte Freddy dans la file d’attente sous la flèche en néon du Golf Drouot désignant la porte d’entrée – physique reconnaissable entre mille avec ses épaules voûtées tel un boxeur chétif qui aurait trop encaissé…, et ses pantalons trop courts sur des bottines orange, au milieu d’autres spectateurs vêtus de couleurs ternes & conventionnelles – n’avait pas échappé aux yeux du photographe maquettiste pour la pochette d’un disque (« Golf Drouot Special ») de la non moins célèbre discothèque susnommée, photo qu’il débusqua bien plus tard dans des archives de rock’n’roll sur Internet ; pour arriver à ce constat, il dût fournir moult efforts de remémorations pour se souvenir du moment de cette prise de vue.

Effectivement la voussure des épaules de nature héréditaire et la veste bleue cintrée de facture anglaise qu’il possédait à l’époque, incite a priori à une ressemblance troublante avec sa propre personne ou celle de son petit frère. Ce dernier n’habitant plus la France, il ne restait plus que lui.

Quid du pantalon trop court et de ses bottines ? Les choses lui reviennent par bribes : le pantalon est un vieux jean en toile chocolat délavé que son futur beau-frère lui a passé pour la maison. Il l’a mis ce jour-là car les vrais jeans’s bleu étaient interdits. Les bottines british orange à boucles sur le côté, il les avait achetées aux puces de Clignancourt. Petit à petit le puzzle se reconstitue. Il s’agissait de la première fois qu’il se rendait au Golf où il découvrit le ROCK’N ROLL GANG qui figure sur le 33T. pour deux morceaux. Ces derniers accompagnèrent d’ailleurs Gene Vincent dans sa tournée française.

Les réminiscences n’arrivant jamais seules, il se souvient un soir d’Henri Leproux, gérant du Golf, devant le vestiaire face à la caisse le disque à la main, l’apostropher tout sourire en pointant l’index sur la pochette :

« Vous avez vu ? Vous êtes sur la photo ! ».

Fred lui rendit son sourire en s’apercevant qu’il n’était que de dos puis il oublia.

Par contre il se revoit assis sur le lit de sa chambre de bonne à reproduire les accords shuffle (figure rythmique du blues dans le style « de traîner les pieds ») en Ré de « Something Else » d’Eddie Cochrane (« Elle est terrible » en français) qu’il avait noté sur son paquet de Gauloises car c’est les cigarettes qu’il fumait avant de passer aux Gitanes plus classe alors que la plupart de la clientèle du Golf frimait en grillant des blondes ; puis les images de Gilles Vignal le chanteur du groupe lui reviennent moulé en rockabilly se contorsionner sur « O’ Carol », « Summertime blues » ou « Flying Saucer Rock ’n Roll »

L’absence de programme de Cédric [le seul ayant passé son permis de conduire] qui a repris le groupe des éclaireurs a libéré quelques week-ends voire un peu plus tard abandonné la totalité des animations de l’année que Freddy s’est empressé de passer au mythique temple du rock hexagonal dont Rock & folk vantait les programmes chaque mois – pas mécontent de s’en dégager officiellement avec la promesse de Cédric et Michel de se revoir tous les trois pour relever le défi d’aller en Suède en auto-stop sur les traces d’Antoine le chanteur.

Comme tout le monde, il fait la queue dans le fameux escalier aux 40 marches. Le ticket d’entrée donne droit à une boisson dont Freddy consomme occasionnellement ou plutôt se la réserve pour le café le lendemain matin notamment le samedi où la fermeture est prévue à 5h ; par contre le vendredi où l’ouverture s’arrête à 2h, il fait en sorte de partir vers les minuits pour attraper les derniers métros.

Le Golf Drouot pouvant contenir 200 à 300 personnes maximum, comporte 3 salles une pour le bar et les vestiaires à l’entrée en haut des escaliers, une pour la piste de danse bordée de gradins sur la droite avec le disc-jockey plaqué contre le mur dès le franchissement des 2 ou 3 petites marches et la scène au lointain derrière les piliers puis une autre à l’opposé après le bar, intimiste avec le juke-box.

Les jeunes n’y viennent en grande majorité plus pour voir les groupes jouer que pour danser ; principalement Fred observe surtout les guitaristes rythmiques pour noter les accords afin de les refaire chez lui. A raison d’un minimum de deux groupes par semaine en deux ans et demi, c’est plusieurs centaines de formations aguerries ou débutantes qu’il verra et qu’il écoutera parfois dans leurs créations ingénues.

Pour cela dès la caisse franchit, il file vers l’estrade dans la pénombre tamisée d’éclairages bleutés et ambrés pendant que d’autres traînent au bar, déambulent de droite à gauche, dansent au son du D.J. ou s’exilent dans la petite salle du fond ; l’épaule contre l’une des colonnes entourant la scène en demi-lune, il guette les doigtés des musiciens parfois obligé de se contorsionner derrière des spectatrices à la choucroute proéminente.

La mèche dégringolant du front, la tête appuyée contre un poteau, le visage émacié par la dernière journée de bureau de la semaine, les sourcils froncés sur une bouche déçue et songeur (autre photo du Golf découverte sur Internet où il figure dans le public devant la scène), il regarde défiler les groupes du concours aux noms à dominante anglo-saxonne pour  les New Stanlay’s, internationale pour les Polaris ou franchement titi-parisienne pour les Poulbots.

Malgré la lecture du magazine, il ne découvrit le nom des orchestres qui n’y apparaissait peut-être pas, qu’à la lecture du palmarès sur le légendaire tremplin qui a occulté ses fenêtres aux stores de l’âge d’or du rock’n roll, des yéyés, des Chaussettes Noires, de Johnny Hallyday et autres Gene Vincent ou Vince Taylor par un rideau rouge vif malgré son coté délavé heureusement atténué par les gélatines des projecteurs, mais pas son bandeau siglé « Golf Drouot » en son milieu et bombardé d’autographes des noms des groupes passés sur la scène comme VIGON en gras d’un côté et KINLESS de l’autre.

Beaucoup viennent avec des amis mais le lieu ne se prête pas aux commentaires et encore moins à la discussion à cause du volume des décibels. Fred y vient seul ne trouvant pas de jeunes filles ou garçons partageant sa quête du Graal au Golf pour voir jouer les Groupes en Direct.

Ce soir-là, il retient le nom du groupe Polaris de Belgique vainqueur du concours avec leurs magnifiques vestes à brandebourgs jouant une pop musique de style anglais & de « la guitare-reu » qui poursuivront d’ailleurs leur carrière dans la « variète ».

Le gros morceau de cette soirée se nomme « The Moving Finger » formation anglaise en tournée où la batterie catapulte sur une basse tonitruante de la Soul en Pop Musique intense et frénétique à la frontière du Rhythm‘n’blues et du rock.

 


 

32 / Poum-tchac, poum-poum, tchac !


Depuis quelque temps au bureau, Fred est tombé amoureux d’une jeune fille blonde prénommée Carole, grande, élancée sur ses hauts talons à bouts carrés et ses jupes culottes, venue remplacer Jocelyne qui a négocié son départ après son bel esclandre. Malgré une cour assidue, il a beau l’invité à son magique « Groupes en Direct », rien n’y fait. Leur idylle se cantonne au sourire platonique et au clin d’œil sans suite.

Par contre, elle lui suggère de « voir » Mantes-la-Jolie ce qui a pour effet de le rebuter car il n’entend plus mettre les pieds dans le désert de la province devenue à proximité de Paris, la  grande banlieue :

« Golf Drouot, chérie ! » insiste-t-il en son âme et conscience, sûr d’être dans le bon wagon mais bigrement incompris, inaudible & dépité.

En vérité, il n’était pas prêt à une vie de couple… bien trop jeune ; et la route qui brille de ses milles feux bien au-delà du Golf, l’embrasait.

Dans l’exergue «Groupes en Direct » que les jeunes proclament, c’est « Direct » leur locomotive : d’être en prise le plus possible avec le réel, porter par le mouvement quitte à prendre des risques – ce qu’ils feront plus tard sans se retourner.

Piston, Paul-Marie qui était pion dans un lycée d’une dizaine d’années plus âgé que lui, est venu succéder au poste de Bernard parti en Ariège après avoir réussi son bac. Celui-ci a été embauché par l’intermédiaire de son père représentant une grosse société de taxis… nouveau client du Cabinet de courtage.

Fred s’entend bien avec lui et ils vont manger tous les midis ensemble ne lui tenant pas rigueur pour son engagement clientéliste qu’il réprouve lui aussi car il n’y est tout simplement pour rien. Celui-ci le poussera comme Bernard pour qu’il reprenne des études et notamment de Droit ayant lui à son actif deux années de licence validées.

Idem qu’avec les autres aînés, il se chargera de son éducation pour une initiation à la littérature & la politique. Comme pour Fred, il doit revêtir le costume et porter la cravate puis subir la routine du métro-boulot-dodo bien différent de son boulot de surveillant de lycée.

Poum-tchac, poum-poum, tchac ! C’est le leitmotiv rythmique de bien des groupes.

Là, ce samedi, sur le morceau « That’s all I am to you » des Animals, la basse omniprésente du Paul Harris Group martèle un plan ou une ligne directement hérité de la Soul Musique qu’il jouait précédemment, entrecoupé de break laissant la batterie faire la reprise puis une montée de basse suivie d’une descente retombant sur le ton : Bom, bom, Ta ba da – Da bom – Ta ba da – Da bom…

En ce qui concerne Fred, il trouve le titre des Animals bien plus enlevé ; ce sera le gros problème des français au niveau mélodique, le nivellement des accents british.

Il faut dire que les modes musicales changent vite ; la période précédente c’était le rhythm and blues avec Aretha Franklin, Otis Redding et autre James Brown et maintenant c’est un style qui se cherche et qui s’appelle le « groove » à la frontière des yéyés et de la pop ; le terme vient du jazz dérivant de sillon, rainure, et bien évidemment graver un disque mais ne faisant pas partie de la théorie musicale du jazz, signifiant en l’occurrence un effet rythmique dansant et hypnotique : « en jouant “groove” autour du tempo et non mécaniquement dans le tempo ».

D’autres rock-blues suivent avec toujours cette volonté de laisser tous les instruments s’exprimer et non plus pour le bassiste, le batteur ou le guitariste de se contenter d’accompagner le chanteur.

« Ils font du blues moderne ! » dixit Henri Leproux le gérant du Golf arborant son gilet sans manches en cuir noir sur une chemise blanche immaculée, à l’instar de leur modèle le Spencer Davis Group et son phénomène Stevie Winwood à l’orgue ou à la guitare et surtout à la voix extraordinairement Soul pour un blanc.

Ainsi défilent dorénavant les week-ends pour Fred par demi-dizaines de formations.

Force pour lui, de constater que la rythmique du rock en l’occurrence le « groove » est bien intégrée par les groupes mais la mélodie populaire à la « française » ayant été perdue dans la modernité de l’accordéon et la musette… un orchestre à lui tout seul – hors le diatonique et ses magnifiques interprétations de folk ou de musiques régionales.

De plus, la chanson personnifiée puis écrasée dans la production française par les Brassens, Brel & autres Ferré qui entre parenthèses feront un an plus tard la couverture de Rock & Folk dans un interview célèbre enterrant un peu plus les jeunes, a pour effet d’une écoute limitée dans l’hexagone et à la radio pour les groupes ou les chanteurs solos voir totalement inexistante sur la scène internationale malgré les belles prestations des Variations & consorts aux USA ou en Angleterre.

La barrière de la langue ne lui semble pas un argument suffisant ; il y a également l’absence de ce qu’il perçoit comme le chant de la culture, le chant de la langue, la mémoire du langage dont les dialectes régionaux font intégralement partie.

Des décennies plus tard se doutant que l’accordéon et ses milliers de notes métalliques dans les soufflets en carton, avait été précédé par d’autres instruments, il découvrit sur Internet des collecteurs qui retrouvaient des morceaux auprès de violoneux qui animaient les mariages et autres fêtes dans les villages du massif central ainsi que dans d’autres régions.

Le violon qui est l’instrument typique du chant, avait été totalement occulté ainsi que la cornemuse, la vielle & autres flûtes – dorénavant à l’affiche avec les Durif, Champeval & Vrod interprétant les Three Mazurkas ou le Trio Patrick Bouffard La Marguerite (valse) de Philippe Prieur ou bien le Trio Violon La Bourrée de Solomagne sans oublier le dynamique Branle des Chevaux joué dans plusieurs pays d’Europe.

La génération suivante se devra de beaucoup les écouter, de les chanter et de les jouer longtemps avant de retrouver la Mélodie de leur Langue ! songea-t-il encore aujourd’hui plus de 40 ans après.

Pour le moment dans les boîtes, le rock garage des pavillons de banlieue et autres caves parisiennes détrône en ce qui concerne les aficionados à l’instar de Fred, le rock studio même si des petits malins viennent piquer les sons crades et compos sommaires pour les enregistrer sur des 45T en les « nettoyant » bien sûr – compréhensible pour les groupes qui veulent faire de la promo comme les Gypsys pour tourner (ce qui entre parenthèses ne fonctionnera pas parce que le promoteur du disque fit faillite) mais pas pour les requins sophistiqués des producteurs.

 

 


 

33 / Au-dessus de la rue de la Gaité


Entre temps, il a déménagé pour une chambre où il a l’eau chaude et le chauffage central, dans un petit hôtel de quartier du 14ème arrondissement quelques rues au-dessus de la rue de la Gaité et son célèbre music-hall Bobino ; dans lequel il est venu écouter Georges Chelon à qui il remit après le concert tout tremblant dans sa loge, une partition intitulée « le bureaucrate » où la musique est à oublier mais dont le texte décrit bien la monotonie et la sinistrose de son travail ainsi qu’Anne Sylvestre et plus tard Brassens, Ferré et bien d’autres encore.

La piaule lui a été refilée par son copain Paul-Marie qui s’est mis en ménage après avoir mis enceinte une collègue de bureau.

De plus, la fac de Droit se situe à quelques encablures à pied où il s’est finalement inscrit.

Dorénavant les journées sont longues et se terminent vers 22h30-23h après avoir dîné d’un chneck (pain aux raisins) avant d’entamer les cours du soir.

Parfois les cours ne démarrent qu’à 21h dans des amphis hyper pentus sur des bancs en bois avec le prof en robe noire et rouge à l’hermine blanche tout en bas assis derrière une rangée de tables devant un micro ; ces jours-là après être descendu à la station St-Michel et monté le boul’mich à pied, il soupe comme on disait dans le temps (d’ailleurs celle-ci s’impose avant l’entrée au menu tous les soirs, dans un restaurant pour étudiants et démunis un peu meilleur que les resto-u, au début de la rue des fossés Saint-Jacques dans la cour d’un immeuble) et rejoint la fac en longeant le Luxembourg pour déboucher dans la rue d’Assas.

Après les cours il monte Vavin, coupe par la rue Delambre avant d’embrayer la rue de la Gaîté parfois croisant les noctambules de Bobino à « La Belle Polonaise » puis traverse l’avenue du Maine pour enfiler le boyau sombre et inquiétant de la rue Raymond Losserand.

Le samedi après une grasse matinée bienvenue suite au tremplin de la veille, il se rend vers les 9h30-10h aux bains douches de la rue d’Odessa.

« Rien de tel pour se décrasser le corps mais aussi se laver le cerveau du bureau », se dit-il dans les effluves de l’eau bouillante.

Le midi, il va manger dans un petit restaurant de la rue Raymond Losserand où il savoure à chaque fois un mont-blanc au dessert ; il récupère alors par la même occasion pratiquement en face, son linge séché & plié qu’il a déposé avant d’aller prendre la douche, dans un pressing machines-à-laver-automatiques piloter par le gérant lui-même qui organise ainsi l’occupation et le remplissage de ses appareils sans discontinuer.

A 14h il descend à pied à la Contrescarpe pour suivre des nouveaux cours de guitare (Il a changé de prof) au premier étage d’un atelier de lutherie où il a acheté entre autre une guitare classique.

L’académie anime également la revue Guitare & Musique ainsi qu’un club de récital à la cave produit par les profs, les élèves et des invités, qui malheureusement se verra vite contraint de fermer suite à un contrôle fiscal le taxant comme boîte de nuit.

Le soir évidemment c’est le Golf et ses groupes avec leur débauche de matériels tel le Tac Poum System et son light show : allure dégingandée & sauvage, cheveux très longs à la Pretty Things, vêtu de blanc avec des pantalons moulants à pattes d’éléphant, pour accrocher la lumière noire jouant le splendide « Everybody Needs Somebody To Love » du Jefferson Airplane en reprise déjantée sur des nappes interstellaires que retrouva Fred des décennies plus tard sur Internet où se confirme un long plan de basse de quelques notes noyé dans une profonde réverbération, envoûtant & planant.

Mais aussi les Variations un peu frime, moulé de cuir ou de satin noir et de lamé de la tête aux pieds emmené par le chanteur à la crinière frisée Jo Lebb surnommé le « Mick Jagger » français qui assure une grosse présence sur la scène après leurs tournées en Allemagne et en Scandinavie, propulsent malgré tout un rock carré bien en place.

En 1968, l’été de l’amour américain, le Summer Love ou plus précisément les formations hippies du festival de Monterey de 1967 entre autres, ont laissé des traces et obligent le Golf à programmer des groupes anglais mais aussi américains frappés par le psychédélisme et le Peace and Love ; le Morning Glory en fait partie : un groupe vivant en communauté en Californie influencé par le Jefferson Airplane et les Mamas & the Papas, avec les mômes qui courent partout, des musiciens et des roadies qui descendent de la scène pendant le concert pour aller chercher à boire, vêtus de chemises indiennes ou de robes tombant jusqu’aux chevilles pour les filles notamment pour l’excellente chanteuse, arborant tous des colliers et des bracelets de perles ou des grosses médailles en métal, le tout parfumé de patchouli, d’encens et d’autres fumées qui inquiètent un tant soit peu le gérant qui tourne et retourne du bar au tremplin :

« Vous fumez pas du haschisch ? demande-t-il à brûle pourpoint à un techno à la console son en contrebas.

— No, no ! répond-t-il goguenard un joint collé aux coins des lèvres. »

Côté musique, ils jouent de la Pop ou du  rock-psyché avec un duo vocal femme et homme impressionnant par moment proche des chants liturgiques aux harmonies progressives et lumineuses sur un clavier omniprésent et fort, flanqué d’une basse ronde, lourde et obsessive en phase avec la batterie martelant un beat hypnotique et une guitare saturée aux solos parfois ondulants tantôt déchirant atténués par la fuzz pour le grand décollage dans la nuit parisienne.

Ce qui frappe Fred ce sont les arrangements complexes des instruments ou des voix appuyés par la table de mixage pour une œuvre unique où personne ne prend le leadership tel un groupe religieux sauf à un moment où chacun y va de son solo.

« Les égos sont volontairement remisés aux placards ! Cela s’avère vraiment nouveau mais tout chez eux respire la nouveauté y compris leur façon de vivre, remarque Freddy »

Après ce déluge et d’autres apparitions des couleurs de la folie anglaise, la programmation revisite les classiques du rock’n’roll des années 50-60 avec les Météores au son d’ « Apaches », les Jaguars avec Guitare Jet – réverb et chambre d’écho garantie ou bien les Pebbles ne jouant que des reprises des Shadows.

Puis vient le tour des formations françaises d’essayer de rivaliser avec les anglo-saxons ; ce qu’ils font très bien sur scène avec des reprises. Là où ça se corse d’après ses quelques copains croisés au Golf, c’est sur les disques qui glissent dans la « variète » ; mais Freddy ne les achètent ni s’y intéressent.

A par quelques 45t qu’un de ses copains, un aficionado du rock comme il en rencontre à chaque époque de sa jeune existence tel celui qui était fou des Chats Sauvages et autres Chaussettes Noires en 1964-65 à Charleville-Mézières (écoutant et fredonnant ensemble les paroles récupérées dans les Salut les Copains, sur le linoléum du palier d’un grenier où son copain vivait avec ses parents et son frère aîné) lui prête notamment celui des Gypsys [qui jouaient quand Freddy les a vu sur scène moulés dans des cols roulés blancs, des boots à la Beatles et des jean’s noirs, des morceaux des « The Sorrows » (les Douleurs en français)] offrant 2 titres : « Prolétaire », courte intro-riff de la guitare à la Shadows puis batterie de plomb & basse reprenant le riff sur un texte engagé avec des chœurs bien en phase entrecoupé de solos pointus.

Sur l’autre face « je ne te pardonnerai pas » à la « The Pretty Things » : fracas des toms pour commencer puis la basse nerveuse bombe un tempo ultra rapide agrémentée de montées et de descentes fulgurantes catapultée par une batterie qui pilonne la grosse caisse en concassant la monotonie relative par des roulements tonitruants enrichi d’une guitare aux riffs monstrueux qui éructe des solos psyché-rock, voilà pour la promo que Fred ne manque pas d’apprécier.

Les autres ne sont pas tous à la hauteur même s’il y a quelques pépites comme celui du premier Triangle avec le « Listen people ».

Toujours est-il que tout le monde baigne dans ce mouvement de totale créativité.

A ce sujet, jamais il ne lui vient à l’esprit l’idée d’envisager un jour de monter ou de jouer sur ce tremplin sinon que dans un rêve plus que futuriste bien éloigné de ses découvertes du moment ; d’ailleurs il ne cherche même pas à s’investir dans un orchestre ou seulement dans un duo avec un copain. Sa passion se comble dans l’exploration des particularités des riffs, des difficultés rythmiques voire des soli ; autrement dit dans la « fabrication-composition » où reproduire lui-même des musiques originales avec tous les effets le satisfait pleinement. Il s’agit pour lui de faire « sonner » un morceau tel l’original.

 



 

34 / Les juniors du rock’n’roll


Au fil des semaines, il s’enfonce dans la galerie des juniors du rock’n’roll où fils de prolos côtoient les fils de bourgeois.

Et c’est là que la lecture de R&F lui apporte tout un lexique musical anglo-saxon qui lui permet de comprendre et d’approfondir les différents styles ou influences : par exemple le riff, (abréviation de refrain en anglais) court motif musical ou d’accords joué de manière répétitive, le shuffle, figure rythmique basique du blues notamment la ligne de basse, le feeling, sensibilité musicale, intuition, qualité d’émotion, le boogie, Ta da, Ta da…, rythmiques des bogies des trains, le swing, rythmique s’appuyant sur le 1er temps de la mesure avec une volonté de répétition, le beat, le rythme, la pulsation, le battement, la cadence, le funk (transpiration – argot afro-américain « viril »), rythme puissant ascendant sur la mélodie, jeu de basse, le gimmick, cellule de quelques notes de musique capable de capter l’oreille de l’auditeur entre deux couplets ou dans un solo…

Mais aussi les envolées lyriques ou « révolutionnaires » dont Fred se régale, de Philippe Paringaux qui donne le ton en tant que rédacteur en chef du magazine Rock & Folk, s’envolent dans les paraboles et les superlatifs, titre puis enchaîne : « Hendrix dans les étoiles… pour secouer un peu le grand corps hybride de la pop-music qui commençait à s’assoupir sur les lauriers des Beatles… Il fait l’amour aux étoiles… quand il oscille sur une scène et que ses mains noires frôlent, caressent, pincent les cordes de sa guitare, faisant naître d’étranges entrelacs de notes qui s’envolent par deux ou par trois à la fois, torturées, écrasées, comme si Jimi cherchait à extraire l’essence même. » (R&F 19 – Juin Juillet 68).

De Jean-Noël Coghe qui avait suivi en tournée le Phénomène « suffocant, délirant » 1 an auparavant – Une expérience avec Hendrix (R&F 8 – Juin 67) : «Avec ses deux complices, Mitch Mitchell à la batterie et Noël Redding à la basse, il peut se permettre des choses que personne d’autre n’oserait. Le son qui jaillit de son ampli, un Marshall, est effarant. Les effets rendus sont encore plus affolants parce qu’il utilise admirablement bien les possibilités que lui donnent sa boîte de “Fuzz-Bugg” ainsi que le vibrato de sa guitare… C’est le côté instrumental qui domine… sa dextérité deviendra légendaire… La sonorité atteint alors son paroxysme d’énervement tandis que la basse vrombit, que la batterie cogne, et que les baguettes volent en éclats… Grandiose, démentiel, suffocant, délirant… »

Plus terre à terre ou plus royal, de Serge Dumonteil (R&F 20 – Août/sept 68) qui décrit la détermination et la croisade du « (Le) blues Mayall » : « Oui, John Mayall est de cette race d’hommes qui ne peuvent s’exprimer entièrement qu’au travers d’une forme d’art. Pour lui, c’est la musique, et plus précisément le Blues… Un blues qui s’est quelque peu dénué d’un aspect affectif pour devenir davantage une manière de jouer, de ressentir et même de penser. John Mayall a réellement été le point de départ de cette vague spontanée de blues qui se répand en Angleterre. »

Ou encore de Philippe Rault (R&F 9 – Juillet 67) qui enquête sur le mouvement Underground placé sous le signe du mystère typiquement anglais : « Psychedelic Londres – … cette musique fait peur et elle vous remue les tripes. Emotionnellement, c’est une tragédie permanente, entrecoupée de délires oniriques qui finissent toujours mal. C‘est une musique torturée… trente minutes de véritable happening instrumental… Sur les murs de l’Alexandra Palace, d’immenses protoplasmes étalent leurs cellules démesurées. Cela s’étire à droite, à gauche, cela enfle, se coupe en deux, s’accouple, monte en une multitude de bulles. Des monstres naissent, des fleurs jaillissent. Les images tournent et vous entraînent dans une ivresse extra-terrestre. » écrit-il à propos du Pink Floyd.

Et pour conclure « le retour de Bill Haley » (R&F 19 – Juin/Juillet 68) par qui tout a commencé, dont Jacques Barsamian retrace la chronologie lors de son passage au Royal Albert Hall le 1er mai 1968 ( !) : « En 1955 le rock explose sur l’Amérique, l’Europe, le monde entier. “Rock Around The Clock” est un succès mondial. »

Dans le « tunnel » improvisé à la lisière des spectateurs massés devant la scène, il découvre goguenard au début – toujours adossé et surélevé sur le socle de son pilier béton préféré qui parfois est occupé par un pied de projecteurs – un groupe de rock féminin américain dont il ne se souvient pas du nom malgré ses recherches sur Internet et sur le bouquin d’Henri Leproux (le temple du rock), il ne l’a pas retrouvé mais qui ressemble pour se faire une idée à « The Daisy Chain » devenu « Birtha » par la suite, que ce soit tant au niveau interprétation que morphologie des personnes, qui s’apprête à monter les marches ; la première à les gravir affiche une allure « chevaline » tant par l’envergure que sur le visage notamment dans le sourire qui se dirige vers l’orgue situé à la cour, suivi d’une indienne plus petite aux cheveux noirs jais ondulants qui file derrière la batterie puis une grande fine blonde style mannequin allemand au front haut et bombé portant en bandoulière une basse, règle son pied de micro tandis qu’une fille à la forte corpulence pour ne pas dire une « ourse » dans le style du chanteur de Canned Heat brandit une Gibson S G (Solid Guitar – c’est-à-dire un corps plein), à la taille. Toutes arborent des chevelures extrêmement longues tombant pratiquement sur les reins, des pantalons ou des jeans’s à pattes d’éléphant et des ensembles hippies californiens.

Puis sans présentation, elles attaquent d’emblée un hard-rock sauvage & rebelle ; dès l’intro la basse martèle un motif, entrecoupé de riffs secs à la guitare fuzzy qui réplique, soutenue par des dégringolades de percussions sur les toms et la grosse caisse amenant un crescendo de basse libérant la « batteuse » ; elle percute les fûts tout en chantant d’une voix hargneuse et éructe en scandant des paroles crues où il est question d’après ce Fred comprend avec son petit anglais, d’esprit de fille libre en rapport avec un garçon possessif et autoritaire « qui ne se rend pas compte du bonheur qu’il a » ; par contre elle n’est pas disposée malgré qu’elle l’aime à accepter « toutes ses saloperies » ; elle l’insulte et est prête à s’enfuir avec le premier beau gosse qu’elle croise ; les chœurs viennent en refrain renforcer l’esprit de la fille libre qu’un solo cingle à l’aide de double et triple croches avant d’effectuer une descente dans les basses afin de mieux friser au final dans les aigus lacérant la monotonie des phrasés criards de la chanteuse qui finissent par lasser.

Au milieu de cette furia heavy metal, la guitariste s’empare d’une guitare électro-acoustique et entame un folk-rock psychédélique sur des nappes d’orgue valsant un riff syncopé en refrain où les chœurs mélange les voix éthérées et sinueuses. Puis rebelote le matraquage hard rock s’égosille jusqu’au bout de la nuit.

Au petit matin, Freddy le corps alangui, le cerveau comblé de sonorités nouvelles, l’air saturé à l’odeur désagréable de tabac froid et de sueurs moites, les jambes engourdies, la salle aux trois quarts vide, lui donne le signal de rejoindre un bar de l’autre côté du carrefour pour prendre un café et un croissant chaud avant de s’engouffrer dans le premier métro désert la tête complètement endolorie direction Morphée.

Pendant cette période de direct intense, Fred perçoit les groupes tel un défilé d’un concours de mode ne saisissant pas toujours, toutes les variantes techniques dans ce maelstrom sonore d’où son assiduité hebdomadaire afin de percer les mystères ou subtilités s’il y en a.

Arrivé de bonne heure ce jour-là suite à un congé, il découvre un Golf vide où la peinture bleu marine mate et sans aucun reflets se révèle sur les gradins et les murs alors que les lumières sont encore celles dites de « service » pour le nettoyage, la mise en place, le réapprovisionnement du bar…, etc. Le personnel comme le gérant s’affairent à leurs tâches.

Seul, il déambule d’une salle à l’autre en longeant le bar puis en traversant la piste de danse tachetée de chewing-gums séchés noircis. Le D.J. a mis un disque pour meubler. Fred s’assoit dans une des rares chaises restées devant la scène et revoit sous forme de flashs animés les orchestres qu’il a vu défiler sur cette estrade.

« Les GOTHS » annonce le logo sur la grosse caisse. Fred ne trouve pas le nom très heureux. Puis le guitariste à la tête d’étudiant barbu et grosses lunettes de vue tranchent des riffs secs et saccadés avant de lâcher un rock spatial qui emporte toutes les têtes y compris celle de Freddy ; « TURN OVER ! » clame le chanteur sur les wah-wahous-reverbs du soliste.

L’énergumène Arthur Brown & le Crazy World en l’occurrence, arbore un casque en feu sur la tête, un maquillage délirant d’un revenant d’entre les morts qui chante : « fire ! tatadaaaaa–ta-ta-ta, fire ! tatadaaaaa–ta-ta-ta » suivi par l’orgue. Imitant son modèle le sorcier Screaming Jay Hawkins, il gesticule puis tournoie avec sa grande cape au risque de mettre vraiment le feu.

Grand échalas de près de 2 mètres, Gil Now et les Turnips interprète magnifiquement en yaourt certes, du R’n’B en levant et pliant à l’équerre ses grandes jambes. Evidemment pas chorégraphié.

Chair de poule jusqu’au lever du jour avec les The Crows qui bastonnent du blues-rock où les solos ponctuent heureusement un zeste d’humanité.

Le Poing & Mark Robson visage large coiffé d’une frange noire et bouclée assène un hard-rock carré tchac poum poum, agrémenté malgré tout de riffs et de gimmicks bien construits et cohérents.

Puis vient le patron pour retirer les sièges : «  Excusez-moi ! Je reprends les chaises car tout à l’heure elles vont gêner les spectateurs ! dit-il ».

Debout, Fred entame le long marathon de la nuit chaude et moite « Golf-Drouotienne ».

 



 

35 / Montparnasse, nouveau départ


Montparnasse, les artistes et la « bohème ». C’est l’époque où il découvre dans les livres reliés de son copain qui n’a pas encore tout déménagé, la littérature et la politique avec Albert Camus, Jules Vallès, Roger Vailland mais aussi la poésie qu’il commence à se procurer dans les recueils Gallimard de Guillaume Apollinaire : Alcools et Calligrammes, ou dans ceux d’Antonin Artaud : L’Ombilic des Limbes, Le Pèse-nerfs.

En livre de poche François Villon ou Jean Cocteau y compris ses pièces de théâtre étendent la liste.

Aussi, il retrouve tout Boris Vian qu’une prof lui fit découvrir en 4ème, quasiment au complet : d’En Avant La Zizique à L’Herbe Rouge en passant par L’Automne à Pékin et L’Écume des Jours.

Chez Maspéro il dévore les Che Guevara (Journal de Bolivie), Castro (Révolution Cubaine) ou Ho Chi Ming (Oeuvres Choisies).

Il avale « Z » de Vassilis Vassilikos dont Costa-Garvas fit un film avec Yves Montand, entrecoupé de feuilletages du « Einstein » de Boris Kouznetsov (Sa Vie, Sa Pensée, Ses Théories), des Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss ou bien L’Univers de l’Atome d’Irving Adler et autres bouquins de la collection Marabout Université à noter Etoiles et Galaxies de Thornton Page sans oublier La Sexualité du Dr Willy, bien de son âge.

Fred demeure conscient de rater plein de choses en traversant ses volumes par manque de culture et d’apprentissage ; mais par contre tient farouchement à son côté autodidacte synonyme de liberté ; comblé ou favorisé par une vista et une intuition implacables, il peut dénicher ou repérer les œuvres et les talents sans influencer son jugement.

Petit-fils de sabotier côté paternel qui allait lui-même en grande forêt couper ses arbres et de paysan aveugle côté maternel dont la complicité avec son cheval de labour lui devait en grande partie son autonomie, il sait que les savoirs ne sont pas tous dans les livres.

Dans cette chambre un peu vieillotte mais confortable qui plus est nettoyée et le lit fait tous les jours, Fred prend un nouveau départ notamment avec la fac et son éloignement d’avec sa sœur et son ami.

Les étagères vides après que son collègue ait fini d’emporter sa petite bibliothèque dont sur l’une d’elles il a déjà installé son électrophone, ne le resteront pas bien longtemps vu sa boulimie de découvrir le monde imprimé.

En ce qui concerne les journaux sous la table de nuit que son compère lui a laissé en l’occurrence Le Monde et Le Nouvel Obs, il a déjà prévu d’acheter notamment le quotidien car il a été prévenu en cours : ils seront interrogé en Travaux Pratiques sur des articles de jurisprudence ou d’économie parus dans le journal…

« Casamayor a laissé des traces ! débusque son camarade de bureau à qu’il s’est confié. »… pour l’hebdo il verra.

En ce début de l’année 1969, tout va très vite : Jan Palach s’immole par le feu contre l’invasion de la Tchécoslovaquie ; Brel, Brassens & Ferré dialoguent à la une dans Rock & Folk, premier album de Led Zeppelin ; Fred va écouter Léo Ferré qui pleure « Pépée » à Bobino, « C’est extra » : les Moody blues qui chantent le blues mais pas pour De Gaulle qui démissionnera et finalement l’homme marchera sur la lune.

Comme Alain Dister à son arrivée à New York (rapporté dans ces carnets américains publiés sous le titre « Oh ! Hippies days ») ou en plus rapproché par l’attitude de son copain de bureau, Fred jette son dévolu sur une fille plus âgée, pas très jolie et plus grande que lui pour son hygiène sexuelle et réciproquement.

Pas question pour lui de l’entraîner dans ses escapades musicales où sa quête de soi ; pour elle, les jeunes du Golf sont des gamins voire des morveux avec pas grand’ chose dans le crâne. Il s’est toujours demandé pourquoi elle couchait avec lui. Peut-être pour satisfaire ses besoins charnels, elle aussi.

Apparemment elle avait des visées sur un rédacteur du bureau de sa génération très classe que Fred fréquentait tous les jours notamment le matin et il lui semblait qu’elle se servait de lui pour l’approcher ce dont il se moquait éperdument – trop pris par ces nouveaux centres d’intérêts qui s’avèrent comme la musique, infinis et terriblement existants.

De plus les jeunes filles de son âge au bureau fantasmaient sur les motos & les pilotes comme substitut phallique et celles du Golf souvent originaires des beaux quartiers le snobaient pour jouer aux groupies avec les guitares héros et leur instrument électrique rutilant.

Alors Fredo avec sa guitare sèche et sa carte de métro… c’est avant la découverte de l’Amérique.

A ce propos, il découvre avec Jacques Vassal à la radio qu’il n’écoute plus que de temps en temps, le folk américain d’avant Dylan, les Woody Guthrie, Pete Seeger, Leadbelly et autres bluesman des racines du blues.

Tous les matins il se passe un petit Woody Guthrie « This Land Is Your Land » par exemple à la voix limpide, voix quant à lui qu’il va éclaircir dans un café-tabac en haut de la rue de la Gaité avec un double café et des tartines beurrées avant de descendre prendre le métro à Montparnasse ligne directe pour la Gare Saint Lazare.

A midi dans des gargotes ou des petits self-services du côté de la rue Joubert et de la rue de Provence derrière les Galeries Lafayette, serrés comme des ablettes dans des sortes de couloirs, debout le long d’un bar ou bien autour de petites tables, il déjeune avec son mentor Paul-Marie et palabrent :

— Il faut que je trouve un magazine ou un journal comme Rock & Folk pour les livres. T’en connais un ? demande Fred à brûle-pourpoint.

— Oui, il y a Les Lettres Françaises d’Aragon mais c’est dirigé en sous-main par Le P.C. (Parti Communiste Français) même s’il a condamné publiquement l’entrée des chars soviétiques à Prague en 68 ; il reste néanmoins membre du P.C. Il demeure ambigu… Par contre, tu as les Nouvelles Littéraires qui sont pas mal.

— Justement, j’ai acheté un numéro des Nouvelles Littéraires la semaine dernière ; je les trouve trop éclectiques. Il parle de tout, de sculpture, de peinture, de cinéma, de politique… Bref, ils écrivent plus sur les personnes sous forme de portrait au sens large du terme que sur les œuvres proprement dites.

— A propos de Cinéma, tu devrais aller voir Baisers volés de Truffaut. Jean-Pierre Léaud est fantastique dans la vie d’Antoine Doinel.

Entre temps Fred est allé voir le film au cinéma Raspail et il ne lui a pas plu parce qu’il concerne tout simplement la génération précédente, celle de son copain de dix ans plus âgé. Evidemment il s’est retenu de lui en parler.

Par contre il s’est procuré un numéro des Lettres Françaises dans lequel trônait une magnifique photo de Samuel Beckett dont il s’est promis de le lire et en tira un portrait poster au fusain assez réussi.

A certaines périodes, il avait besoin de faire quelque chose de ses mains pour retrouver un certain équilibre, une sorte de miroir psychologique.

 


 

 

36 / La valse des sujets


Pendant le déjeuner l’ambiance aidant, les sujets valsent du cop à l’âne surtout le lundi comme celui-ci qui a eu lieu à l’automne de cette même année riche en événements pour Fred.

— Je suis allé voir Porcherie de Pasolini, un film complètement fou, une parabole féroce de la bourgeoisie selon deux époques différentes, l’une médiévale et l’autre après la 2ème guerre mondiale en Allemagne:

« Ça commence comme ça : “J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie.” déclame Pierre Clémenti hagard, cheveux au vent sur les pentes de l’Etna.

« Ce sont deux histoires qui s’entrecoupent, poursuit-il passant du Moyen-âge où Clémenti affamé sur les flancs désertiques du volcan devient cannibale en tuant un soldat de la garde à Jean-Pierre Léaud fils d’un riche industriel ex-nazi qui se morfond avec ce qui aurait dû être sa petite amie sous les dorures et les tableaux au croisement de nombreux couloirs à perte de vue dans un château et passe des moments pervers style zoophiles avec les cochons dans la ferme d’à côté – le tout avec des références au sujet de son père à Hitler un peu trop Grand-Guignol à propos notamment de sa moustache, qui finira mangé par les porcs tandis que les cannibales (car entre temps Clémenti a recruté d’autres acolytes) termineront crucifiés au sol parmi les nombreuses montagnes dévorés par les loups et les chiens-errants après un procès vite envoyé par des ecclésiastiques. Qu’est-ce que tu dis de cela ?

« Je comprends maintenant, ajoute-t-il pourquoi les critiques ont descendu le film : comparer les capitalistes triomphant à des porcs – il fallait l’oser ; c’est le moins que l’on puisse dire, et les paumés du moyen-âge à des anthropophages comme si l’homme n’avait d’autres échappatoires dans ce Système malgré les siècles les séparant, a de quoi décaper la bonne conscience des gens de l’Établissement… comme on dit.

— La morale de Pasolini lui-même fils de petit-bourgeois, c’est faire la Révolution avec un grand R. En 68, il était contre nous les étudiants en écrivant que c’était une révolte de fils de bourgeois et de fils à papa profondément conformistes et qu’ils faisaient une guerre civile et non la Révolution. Il n’avait pas tout à fait tort et ce texte a suscité beaucoup de débats également chez les communistes où il avait suggéré de rajeunir le P.C.I.

« Dans le même genre poursuit Paul-Marie, j’ai vu de Pasolini en début d’année Théorème, rétorque Paul-Marie, un film que tu devrais aller voir où le postulat s’avère être la venue d’un invité extérieur qui débarque dans une famille bourgeoise milanaise et fornique avec tout le monde : de la bonne au fils en passant par la fille, la mère et le mari. Résultat toute la fratrie explose ; Le fils se cloître dans un atelier et se met à peindre comme un fou en pissant sur ses toiles les yeux masqués par sa main ; la fille se retrouve paralysée par une hystérie le poing crispé et finira dans un hôpital psychiatrique ; la mère se révèle une nymphomane et court la ville à la recherche de jeunes hommes ; quant au père après avoir donné son usine à ses ouvriers, il se fiche à poil dans la gare de chemin de fer et se met à déambuler en poussant des cris d’animaux ; et puis le bouquet final, c’est la bonne qui retourne dans la ferme de son village natal, réalise des miracles auprès des locaux, des enfants notamment, se fait enterrée vivante et l’apothéose c’est le cas de le dire : la bonne se retrouve en état de lévitation les bras en croix dans le ciel au dessus de la grange surplombant la foule pieuse qui prient en la regardant…

Freddy décroche et n’entend plus les commentaires de Paul-Marie ; il reste fixé sur cette image de la bonne les bras en croix dans le ciel :

« Comment le réalisateur a pu imaginer un truc pareil ; certes il s’agit d’un film parodique suivant un schéma préconçu mais pourquoi dans une histoire somme toute réaliste, à la fin il disjoncte ? Pourquoi pas l’usine du père tirée par des Led Zeppelin naviguant dans l’atmosphère ? Pourquoi lui également décroche en feignant d’écouter un discours théorico-politique alors qu’il s’agit d’un fait extrêmement comique ? La religion plantée au-dessus des vaches dans une figure acrobatique digne des Marx Brothers. Le Gag ! Déconnecté. L’esprit s’évade… s’échappe… s’interroge Fred. »

Le voyant parti, Paul-Marie sort son petit livre rouge des citations de Mao qu’il trimbale toujours sur lui et se met à lire :

« …Les cadres de notre Parti et de notre Etat sont des travailleurs ordinaires; ce ne sont pas des seigneurs pesant de tout leur poids sur le peuple. En prenant part au travail productif collectif, les cadres maintiennent de la façon la plus large des liens constants et étroits avec le peuple travailleur. »

— Ce n’est pas le cas dans les entreprises capitalistes où par leur cécité du terrain ils commettent un paquet d’erreurs qui retombe sur les ouvriers et les employés. Il suffit de voir nous autres au bureau où des vieilles qui n’ont pas fait d’études de droit se retrouvent chef de service dû à d’anciennes promotions plus ou moins suspectes, grince Fred.

Comme il continuait sur les cadres, Fred le coupe :

— Et la culture ?

«… Dans le monde d’aujourd’hui, toute culture, toute littérature et tout art appartiennent à une classe déterminée et relèvent d’une ligne politique définie.

«Il n’existe pas, dans la réalité, d’art pour l’art, d’art au-dessus des classes, ni d’art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d’elle. La littérature et l’art prolétariens font partie de l’ensemble de la cause révolutionnaire du prolétariat; ils sont, comme disait Lénine, «une petite roue et une petite vis» du mécanisme général de la révolution»

— Assez vrai quand il dit qu’il n’y a pas d’art pour l’art qui serait en dehors de la politique alors que tous les artistes français aujourd’hui qui vivent de leurs travaux sont collés c’est le moins que l’on puisse dire, au Pouvoir, argumente-t-il.

«..Il faut que nos écrivains et nos artistes s’acquittent de cette tâche, il faut qu’ils abandonnent leur ancienne position et passent graduellement du côté du prolétariat, du côté des ouvriers, des paysans et des soldats, en allant parmi eux, en se jetant au cœur de la lutte pratique, en étudiant le marxisme et la société.

«C’est seulement ainsi que nous aurons une littérature et un art qui puissent servir réellement les ouvriers, les paysans et les soldats, une littérature et un art authentiquement prolétariens. »

— Alors là, nettement moins sûr ! Car dans ce cas ils deviennent des fonctionnaires directeurs de pensée et nous dans notre société occidentale les artistes s’érigent en marchands. Pas facile d’être totalement libre ! D’un côté comme de l’autre ! admet-il.

«..Il est impossible de mettre le signe égal entre la politique et l’art, de même qu’entre une conception générale du monde et les méthodes de la création et de la critique artistiques.

«…Quant à nous, nous exigeons l’unité de la politique et de l’art, l’unité du contenu et de la forme, l’unité d’un contenu politique révolutionnaire et d’une forme artistique aussi parfaite que possible.

«…C’est pourquoi nous sommes à la fois contre les œuvres d’art exprimant des vues politiques erronées et contre la tendance à produire des œuvres au «style de slogan et d’affiche», où les vues politiques sont justes mais qui manquent de force d’expression artistique. »

— Très juste ! Nous attendons pour voir ! Pour le moment je n’ai rien vu venir de Chine que ce soit des peintures ou de la musique remplir ces critères. Peut-être qu’en France et en Europe, Guernica peut prétendre à cette exigence et cette force d’expression artistique comme il le dit.

Fred répond du tac au tac car il ne croit pas aux idéologies pas plus à celle là qu’à d’autres et dieu sait qu’à l’époque ça ne manquaient pas.

Un jour il voit son copain revenir aux anges avec une bougie d’une hauteur d’une vingtaine de centimètres de Mao Tsé Toung en pied… rouge évidemment.

Pour Fred, le compte est bon ; effectivement en occident ça peut se résumer à une chandelle… Il se retient in extremis de s’exclamer que ça ressemble à un godemiché quand il voit la petite sculpture sortie de son emballage de papier de soie…

Il est temps pour lui de passer à autre chose et les grandes vacances lui en donnent l’occasion.




37 / Auto-stop


Avant de s’enquérir de l’avis de ses copains éclaireurs pour le pari de l’été dernier, du voyage en auto-stop vers la Suède, il commence par sonder pour effectuer le cas échéant le périple seul, Paul-Marie et d’autres camarades pour recueillir leurs points de vue d’autant plus que Rock & Folk se fait pressant pour le Festival de Woodstock qui doit se dérouler les 15, 16 et 17 août 1969 « trois jours de paix et de musique », annonçant des groupes tête d’affiche dont certains déjà légendaires voire emblématiques en proposant des billets avion aller-retour plus tickets entrées pour les 3 jours dans les 800,00 F ; ce qui correspond pour lui à 1 mois de salaire ; mais ça lui fait trop cher car il faut compter les à-côtés et vivre le reste du mois.

Le cœur en peine finalement il se rabat sur le projet Europe du Nord style Cap Nord-Cap Sud de la génération précédente en n’en prévoyant bien sûr qu’une petite moitié et adhère dans la foulée aux Auberges de Jeunesse qui se nomment partout hors de France « Youth Hostels », sur les conseils de son collègue de bureau. Ça lui fera malgré tout un apprentissage, se réconforte-t-il.

Il étudie la carte et le parcours qu’il compte prendre puis téléphone en premier à Michel qui évidemment ne fait plus partie des Eclaireurs et prévoit de partir en Bretagne bûcher ses cours dans sa famille. Il le revit un peu plus tard après le coup de fil dans la rue de la Fac et fût contrarié que Fred fasse comme lui des études de Droit et essaya de lui vendre un produit détergent miracle pour rentrer dans une pyramide et coopter ainsi à son tour d’autres personnes ; ce qu’il refusa tout net.

Quant à Cédric, c’est tout juste s’il se souvenait de lui et encore moins de la promesse de se rendre en Suède en auto-stop : « On avait dit ça comme ça ! ». « Fini l’aventure pour lui ! se dit Fred » ; bien entendu, il avait perdu de vue Michel et allait sur la Côte avec sa fiancé rejoindre le rayon des petit-bourgeois.

15h. Porte de la Chapelle. Fred s’apprête à faire du stop bardé de son gros sac d’alpinisme et de sa guitare. Même s’il est novice en la matière ; il s’aperçoit bien vite que l’heure est trop tardive ; il devra à l’avenir commencer dès le matin, se sermonne-t-il.

De plus, l’endroit s’avère mal foutu en tout cas peu propice au stop car les automobilistes ne peuvent s’arrêter à supposer qu’ils voient l’auto-stoppeur leur faire signe ; car d’un côté il y a des véhicules et des bus stationnés tout au long du trottoir avant le carrefour Bd Ney et au loin un pont métallique du chemin de fer chapeaute un goulot d’étranglement qui s’avère être la bretelle d’autoroute pour Lille donc interdiction de s’arrêter pour les voitures. C.Q.F.D. !

« Ce n’est pas l’idéal ! » constate-t-il après avoir brandi malgré tout pendant plusieurs heures son carton marqué « LILLE » le long des voitures en stationnement au risque de se faire accrocher car l’heure défilant et le jour déclinant, la circulation automobile augmente d’autant… même pour un samedi.

Voyant le crépuscule poindre, Fred juge ses chances d’être pris, s’amenuiser d’heure en heure car il ne pense pas qu’un conducteur s’aventurerait à embarquer la nuit un inconnu pour faire la route.

D’un autre côté, il ne s’imagine pas revenir dormir dans sa chambre ; quitte à faire une entorse à son défi, il opte pour prendre le train en décrétant que ça sera la première et dernière fois au risque de dormir à la belle étoile.

A la gare du nord, il se renseigne sur la durée du trajet pour savoir s’il peut passer la nuit à voyager ; mais la durée n’étant en moyenne que de 2h30 suivant le nombre des arrêts prévus, il décide de retarder le départ en prenant le dernier vers les 22h30-23h. Ce qui devrait le faire arriver vers les minuits une heure du matin. A l’arrivée, il fera la même chose qu’à la gare du nord à savoir se relaxer voire sommeiller un peu dans la salle d’attente en patientant jusqu’au lever du jour.

Entre la recherche d’un sandwich, d’une boisson et la lecture du journal, il est temps pour Fred de monter dans le train. A l’autre bout à Lille toute une famille avec un tas de valises dorment comme ils peuvent et quelques personnes isolées somnolent. Il fit de même et fût réveillé le matin de bonne heure par l’équipe de nettoyage.

Avant d’engloutir dès l’ouverture de la brasserie en face de la gare de Lille, des tartines beurrées avec un double café, il jette un coup d’œil sur les façades flamandes qu’offre la place en regrettant de ne pouvoir visiter la ville : « Ça sera pour une autre fois se console-t-il », puis en route vers le grand nord.

Pour Fred, ça tombe bien la nationale pour rejoindre l’autoroute direction Courtrai et Gand (dont c’est la première étape prévue) n’est pas loin ; il s’y rend à pied.

Son premier stop matinal l’emmène rapidement à Courtrai ; juste le temps de voir les panneaux d’indication traduits en flamand et de réaliser qu’il est en Belgique ; il s’efforce de les mémoriser : Gand devient Gent, Courtrai Kortrijk, Anvers Antwerpen, etc.

A la sortie de Kortrijk comme ils l’écrivent, il doit attendre un bon moment au milieu de nulle part : quelques arbres, de l’herbe rase et des trainées de nuages.

Une voiture commerciale qui se rend chez des clients le prend ; sur l’autoroute, ils croisent des petites fermes en briques rouges et des vaches blanches.

Le type lui demande d’où il vient ; s’il est étudiant ; quelles études fait-il ?… et tout le saint-frusquin. Fred toujours aussi vaseux dû au manque de sommeil et de la chaleur dans l’habitacle, évacue rapidement les questions et somnole ; le problème du stop est qu’il faut faire la conversation.

Sous un ciel grisonnant, ils entrent dans Gent où son pilote habitant celle-ci, se désole des encombrements dans lesquels ils se trouvent mais affirme que la mairie après bien des batailles politiques et financières a commencé la construction du « Ring » (périphérique autoroutier) comme à Paris précise-t-il qui va s’étaler sur plusieurs décennies ; en passant il lui montre l’endroit où les piles d’un pont sont en travaux puis ils rejoignent une grande artère urbaine au terre-plein central arboré. Il lui vante bien sûr les canaux et la visite de la vieille ville qu’il aperçoit en l’accompagnant à la « Youth Hostel » : façades baroques à pignons triangulaires & à redents percées d’une multitude de fenêtres dont des fenêtres-balcons descendant des anciennes échauguettes, dénommées en architecture oriel… bref le dépaysement total.

Après avoir emprunté une rue très commerçante puis un court boyau, ils débouchent sur une grande place servant de parking appelée Sint-Pietersplein (la place St-Pierre) où une façade-pignon triangulaire construite à l’aide de larges pierres beiges, claires, lumineuse trône au milieu de deux longs bâtiments probablement postérieurs en briques percés de grandes baies vitrées étroites. Néanmoins cela surprend Fred de voir l’auberge de jeunesse abritée dans les locaux d’une ancienne abbaye.

De l’immense réfectoire d’une hauteur de plafond avoisinant celle d’une église, dallé de grands carreaux noir et blanc réverbérant le moindre bruit de chaise, à l’entresol où la cellule monastique est perforée d’une porte au linteau en arc et encombrée de lits métalliques à étages, il savoure une retraite monacale bien venue après une nuit quasiment blanche.

Le lendemain matin, il longe les façades bien agréables des maisons flamandes puis se faufile dans une grande avenue avant de se positionner devant un feu rouge avec son carton « Antwerpen ».

Toujours le plat pays et ses pièces d’eaux le long de la nationale qui le conduit dans une Opel Kadett assez âgée d’un technicien vers Anvers ; après avoir pas mal attendu, Fred rêvasse toujours avare de discussions devant les paysages par moment pas très différents des provinces françaises notamment de la Champagne sans les coteaux bien sûr.

Dans la traversée d’un village, ils roulent sur les rails d’un tramway : sensation de défendu.

Puis la lointaine banlieue d’Antwerpen couverte de pelouse et de barres d’immeubles style HLM défile…

Empruntant le tunnel Kennedy tout récent avant de le déposer près d’un pont surplombant une partie du nouveau Ring, le conducteur lui indique l’avenue à prendre au terre-plein gazonné avec quelques arbres espacés entre deux immeubles cossus arrondis qui forment les angles.

Arrivé pratiquement au bout comme lui avait signalé l’automobiliste qui connaissait manifestement bien le lieu, il bifurque à gauche et tombe sur la « Eric Sasselaan » : rue pavée qui longe un fossé-canal en demi-lune avant de découvrir un pont aux pylônes caractéristiques d’allure sino-art-déco vestiges d’une exposition internationale de 1930 pour rejoindre un genre de presqu’île ; Fred dut arpenter la rue plusieurs fois avant de demander à un passant car il n’y avait pas de n° pair, le 2 plus précisément pour enfin découvrir que le jardin et les arbres de l’autre côté dissimulaient les bâtiments.

A l’intérieur, l’accueil s’effectue derrière une banque dans un hall haut de plafond éclairé d’un lustre d’un autre âge ; l’auberge de jeunesse vieillotte surnommée « Op Sinjoorke » (légende d’un pantin habillé de vêtements à la tête moustachu de violent alcoolo porté sur une toile par un petit cortège, est jeté en l’air lors de fêtes folkloriques en Flandre.) confirme la coutume et il se retrouve dans une chambre à 2 lits superposés au R.D.C., dans une sorte de cellule de prison éclairée uniquement d’un vasistas.

Devant cet état des lieux, un pensionnaire propose à Fred d’aller sur la pelouse opposée à la youth hostel au bord du canal étant donné que l’après-midi ne fait que débuter :

— Prends ta guitare ! lui dit-il en emportant un petit harmonica.

Fred le suit sans enthousiasme ; dans le genre boy-scoutisme, il a déjà donné.

Ils jouent un blues shuffle en sol capo 3è case sur la guitare parce le « Marine band » Hohner est dans ce ton ; le souffleur use & abuse de solos identiques et se perd en conjectures interminables ; et puis ça manque de chant. Bref, Fred arrive tout de même à imposer une coda ; et prétextant un possible manque d’eau chaude en début de soirée pour la douche, il prend congé.

Fred demeure sur la réserve d’autant que cette banlieue ne l’inspire pas ; même si le paysage urbain s’avère quelque peu différent d’avec ceux de la France. Surtout il ne rencontre pas cette vibration de « faire la route » qu’il découvrira bien plus tard en faisant alliance au moins avec un camarade ; il se sent un voyageur étudiant au plus ; pour vivre cette sensation de « la route », il faudra qu’il décroche complètement du système : « Passez de l’autre côté de la barrière ! lui conseillera bien plus tard un vieux baba cool — Changez de rythme de vie ! Décrochez des préoccupations de la vie quotidienne ! Entrez dans un autre monde fait de contemplation et non plus de vitesse !… ».

 

 

 

 

38 / La soucoupe “volante” de Philips


Pas mécontent de quitter cette périphérie aux artères malgré tout bien aérées de verdure, il prend la direction d’Haarlem avec en dessous sur sa pancarte l’inscription Amsterdam entre parenthèses.

Fred par chance, là où il croyait galérer, une Audi commerciale puissante vert bouteille s’arrête et lui propose effectivement de l’emmener à Haarlem mais après un détour par Eindhoven pour acheter du matériel. Dans ce cas, il pourra l’attendre en visitant le musée de la science et de la technologie de Philips s’il le désire, lui propose-t-il. N’y voyant pas d’inconvénient et curieux de nature il monte dans le véhicule séance tenante ; il faut dire que les automobilistes se faisaient assez rares malgré la mode. Sans oublier de se faire la réflexion encore une fois en s’asseyant dans le véhicule qu’il allait mettre les pieds dans les chaussures d’un autre avec cette visite du musée suggérée.

Sur les boulevards extérieurs d’Anvers, ils croisent à chaque intersection d’immenses portiques supportant les feux rouges et des damiers de peinture blanche au sol sous des cumulus discrets.

A la sortie de la ville des pistes cyclables continuent de longer les maisons aux façades de briques rouges décorées de motifs sculptés tandis qu’ils roulent sur les rails du tramway. Un ciel voilé de cirrus les accompagnent un moment puis subitement deviennent très épais sans qu’il pleuve pour autant. Du même coup, il comprend l’origine de sa morosité depuis le départ ; son regard supportant inlassablement cette lumière floue, cotonneuse finit par lui mettre le spleen ; et même quand le soleil apparaît, il n’éclaire jamais avec franchise et demeure toujours entre deux couleurs.

« Toute la ville est Philips. Tout le monde travaille pour l’entreprise avant il n’y avait qu’un tout petit bourg entouré de prés ! dit le chauffeur à l’allure d’artiste peintre avec son accent flamand ou néerlandais.  Pour le 75è anniversaire en 1966 de la société Philips poursuit-il, le neveu du fondateur et directeur a voulu marqué le coup en faisant cadeau à la ville d‘un bâtiment qui ressemble à un OVNI vous verrez, dédié à la science et à la technologie.

— C’est sympa ! Si ce n’est pas une nouvelle forme de publicité ! remarque Fred.

— C’est ce que tout le monde a pensé avant l’ouverture. Puis nous sommes allés le visiter avec des camarades et nous sommes aperçus que le musée n’était pas destiné aux produits Philips. Il développe une idéologie idéaliste qui peut être contestée mais montre comment la mécanisation et l’automatisation ont augmenté la production et rendu la vie plus confortable. Par contre il soulève la contrepartie de la société moderne qui a engendré la pollution de l’environnement, l’épuisement des ressources naturelles et l’accroissement de la population puis imagine comment la technologie des ordinateurs pourrait trouver des solutions à ces problèmes pas toujours très convaincants par ailleurs. Bref, c’est le message qu’il veut faire passer et qui mérite d’être au moins vu et écouté. Si vous y aller vous vous en rendrez compte par vous-même !

— Cela a l’air d’être intéressant ! conclut Fred.

Arrivé sur le parking balisé par un panneau indicateur au logo du musée Evoluon Eindhoven flanqué d’un E stylisé sous forme d’antenne futuriste de radio télé avec un point à l’intérieur du dessin symbolisant l’œil, Fred s’émerveille devant la ressemblance effective du bâtiment avec une soucoupe “volante” reposant sur des pieds en V.

« Je laisse la voiture ici ! Voilà le musée si vous voulez y aller… moi je serai de retour vers les 16h-16h30 et si vous êtes encore là, je vous emmènerai à Haarlem car je me rends à Zandvoort ; c’est sur mon chemin… vos bagages vous pouvez les laisser dans le véhicule ou les prendre avec vous et les déposer au vestiaire ; ils en ont en face du restaurant ! déclare le conducteur avant de descendre du véhicule.

— Je prends mes affaires si dès fois j’ai besoin de quelque chose. Puis je vous attendrai vers les 16h à votre retour si vous n’y voyez pas d’inconvénient. En attendant je vais aller faire un tour dans la « soucoupe volante » ! dit-il en prenant son sac et sa guitare ne se voyant pas dès le début de son voyage dépouiller de son barda.

— A tout à l’heure ! Et bonne visite ! dit-il en s’éclipsant.

— OK ! Merci, à tout à l’heure ! répète-t-il.

Puis il monte la rampe le long d’un immeuble rectangulaire et se retrouve sous l’immense voûte de 77m de diamètre comme indiqué sur le programme.

Accueilli par une double sculptures en bronze et en relief symbolisant l’évolution des hommes (en fait une sortie de secours à deux battants fermée au public entrant) intercalée entre deux portes à tambour, Fred pousse celle de l’entrée pour découvrir stupéfait un décor spatial futuriste.

La première chose qu’il fait comme tout le monde, est de lever la tête pour apercevoir, attiré par la grappe de boules de verre aux reflets chromés tournoyant sur elle-même et dépassant de la soute de la soucoupe grande ouverte, le toit en nid d’abeilles à plus d’une trentaine de mètres de hauteur.

Sous la plateforme du 1er étage aux escaliers tombant de part et d’autre qu’il emprunte, se situe la billetterie assistée de tourniquets idem métropolitain mais à pièces de monnaie reliés sur la gauche à des tubes Nixie (de N.I.X., indicateur numérique expérimental) comptabilisant le nombre de visiteurs.

Après la file d’attente devant l’ascenseur panoramique, il décolle découvrant les coursives, les paliers et les balcons de l’intérieur du vaisseau spatial constellé d’une multitude de sources lumineuses de toutes les couleurs et de toutes les formes tel un tableau de bord d’un avion ainsi que la scénographie faite de décors sphériques, photographiques ou en plexiglas éclairés par des faisceaux de lumières multicolores ou bien encore en métal chromés renvoyant les ondes luminescentes aux quatre coins de l’univers.

Dès la sortie de l’ascenseur, une sculpture d’une Vénus paléolithique face à un habitat préhistorique dans une caverne accueille les spectateurs pour un retour sur le plancher des écoles annonçant le côté pédagogique de la visite ; puis suivent les autres époques en passant par le moyen âge ou l’intérieur rural avec la cuisinière à bois et le moulin à café manuel en n’oubliant pas le film avec la lessive dans le baquet et la naissance de la machine à laver et du lave-vaisselle.

Au fur et à mesure du parcours des stands souvent circulaires arborant des grandes photos soit des cabines vidéos et des allées exposant de nombreuses sphères thématiques ou globes terrestres, le côté didactique s’estompe et le ludique avec les machines interactives prennent pour Fred et la majorité des spectateurs le dessus malgré des panneaux peints 4×3 sur les sciences de la vie proposant un tableau au style naïf de végétation luxuriante, un autre sur les espèces vivantes y compris l’homme et une coupe du crâne montrant le cerveau enfin le troisième sur l’avènement des machines et de la modernité.

Dans un recoin entre deux tableaux un visage peint et en relief d’un 1,70m de haut rappelle les mécanismes pour percevoir le monde des différents organes sensoriels que sont les yeux, les oreilles, le nez, la bouche ou bien encore la main le tout en animations sonores.

Evidemment un squelette plus grand que nature avec ses organes dans une vitrine, bardé de câbles sur tout le corps « raconte » à l’aide d’un écouteur style téléphone dont Fred fait l’impasse, « sa vie » scientifique dans différentes langues y compris le français.

Un moulage d’une main géante éclairée de l’intérieur au niveau du poignet, indique la direction de l’expo ; il apprécie le clin d’œil.

Une grosse sphère noire sur pied coupée par un pan fait apparaître un écran également noir, piloté par un pupitre interactif qui propose plusieurs mouvements elliptiques des atomes.

Une grenouille dont une des pattes traîne sur le sol dans un globe de verre recevant une décharge électrique par l’action du visiteur appuyant sur le gros bouton bien en évidence sur le clavier, se relève habillé en maître de cérémonie et apostrophe le manipulateur en lui faisant la morale. Le temps pour Fred de se glisser dans une cabine sonore pour profiter d’une diffusion musicale multidirectionnelle bien au-delà de la stéréo et de jeter un œil dans un des hublots du pourtour de la soucoupe derrière une caméra TV braquée sur la tour antenne du musée d’une soixantaine de mètres de haut.

Les escalators lui permettent de souffler et de découvrir une pléiade d’artistes situés ça et là telle une fresque-tableau de Maurits Cornelis Escher partant d’un jeu d’échecs délaissant ses pièces pour exploiter le damier le métamorphosant en salamandres, se muant en abeilles, s’envolant avec des grandes ailes d’oiseaux pour finir en maisonnettes d’un village à flanc de montagne mais aussi Vasarely et son art cinétique métallisé troublant l’optique et bien d’autres encore valorisant la décoration générale.

Le temps passe et le ventre se creuse à la vue d’une brasserie qui lui rappelle le self-service qu’il a aperçu en déposant ses bagages et où il compte se restaurer.

Il passe devant des animations mécaniques qui l’intéressent beaucoup moins telle la bille de flipper qui dévale sur des rails tout biscornus sans partir dans les décors ou bien des diapasons agrandis lesquels dévoilent des vibrations mécaniques amplifiées ainsi que des pendules bercés par des ressorts tandis que des rameurs dans une petite barque naviguent sur un plan d’eau à perdre haleine propulsés par une dynamo.

Des amateurs s’attardent sur le stand du magnétisme des métaux avec les aimants de toutes sortes autant sur les présentoirs de machines mécaniques manipulant des manivelles actionnant des roues, des bogies ou des soupapes produisant de la compression pendant que Fred s’amuse avec les potentiomètres de la machine qui émet le mot « Koffee » sur différentes tonalités.

Il observe les cabines des premiers visiophones où des ados communiquent d’un poste à l’autre en visionnant sur le moniteur le visage de leur camarade dialoguant en direct ; puis rejoint le restaurant au RDC avant de jeter un dernier coup d’œil au Senster : (monstre robot hydraulique sur trois pattes piloté par un ordinateur à tête de libellule réagissant à l’aide de capteurs de sons au bruit que font les visiteurs), composé d’une salle et d’une terrasse V.I.P. totalement lambrissée ainsi que le mobilier au design moderne ou bien encore les plateaux du self surfant sur les rails, honorent le thème du bois.

La nourriture aussi semble provenir directement de la ferme, il n’y a pratiquement que des végétaux et du lait à manger et à boire. Fred devra s’y faire.

 


 

 

39 / Sous un ciel à la Van Gogh


Arrivée tardive sous les coups des 19-20 heures à l’auberge de jeunesse Stayokay à Haarlem sur le bord d’une grande route et d’un cours d’eau : Fred adossé à de grandes baies vitrées malgré la fin des horaires du repas suite à l’enregistrement & la douche – pour deux jours car W-E oblige et le besoin de souffler même si celui-ci se trouve pour lui décalé en milieu de semaine –, se voit offrir par le directeur dans la grande salle à manger toute blanche dotée sur un côté d’une mezzanine, une assiette bien garnie avec du jambon, des légumes et de la salade ainsi qu’un morceau de pain et un grand verre de lait.

     Des pensionnaires qui traînaient à table viennent le rejoindre et font connaissance : c’est là qu’il apprend le mot « hitchhiking » pour autostop car évidemment ils se renseignent sur son moyen de locomotion et de quel endroit arrive-il ? Il leur parle du musée des sciences et de la technologie d’Eindhoven à la forme de soucoupe volante. Ils ne connaissent pas. Par contre le directeur a lu de bonnes critiques dans la presse et le vante auprès des jeunes ; ce qui fait que le groupe lui portent de l’intérêt.

Pour la première fois dans ce lieu, il se sent libéré de toutes les appréhensions ou malaises qu’il a pu avoir et se coule dorénavant dans l’instantané. A tel point que le soir après avoir bu une ou deux bières, il soutient une discussion à bâtons rompus avec un anglais.

Mais le lendemain matin, ce dernier croyant avoir à faire à un polyglotte, lui parle peut-être trop familièrement voire en argot et là Freddy n’y comprend que goutte au grand damne du british qui s’en offusque et se vexe.

Qu’à cela ne tienne, Fred déniche un autre convive qui lui loue la beauté des plages à Zandvoort et l’invite à voir les dunes. Ni une ni deux, les voilà embarqués en autobus dans cette banlieue de pavillons résidentiels. Sitôt arrivés en bas de la dune, il rechigne à imiter les bronzés du W.E. et prend rapidement ses cliques et ses claques puis rentre à l’auberge de jeunesse.

En pleine forme le jeudi matin la tête vide de toutes nostalgies, il prend un copieux petit-déjeuner à l’anglaise puis salue les personnes présentes et brandit sa pancarte « Leeuwarden » juste au carrefour car il ne peut aller plus loin à cause des glissières de sécurité. Un employé ou un prestataire de l’A.J. le prend dans une Datsun bleu marine pour l’avancer jusqu’à Alkmaar qui n’est distant que d’une trentaine de kilomètres où il doit aller pour son travail.

Démarrage le long des immeubles éloignés d’une contre-allée sous des cumulus qui ressemblent à de grosses boules de ouates ou à d’immenses panaches de fumées de centrales ou autres cheminées industrielles, il lui demande dans son petit anglais à l’instar de Fred où il compte se rendre.

«Sweden !  lui répond-t-il.

— Pour les filles ?

— Oui, mais aussi pour voyager un peu comme la génération précédente qui faisait Cap Nord – Cap Sud, poursuit-il.

— Pourquoi avoir choisi Haarlem plutôt qu’Amsterdam qui est beaucoup plus touristique ?

— Certainement ! Parce qu’Haarlem est sur la route de la plus grande digue du monde (40 km de long) que vous nommer « Afsluitdijk » !

— Effectivement !

— …On va bientôt passer sous la Mer du nord, crâne-t-il. »

Indubitablement les nuages s’épaississent en altocumulus à l’approche du bras de mer qui traverse de part en part sous forme de canal les Pays-Bas de Velsen à Amsterdam.

C’est sous ce ciel nuageux tourmenté à la Van Gogh qu’ils débouchent à Alkmaar le pays des lacs.

« Je vais vous laisser près d’un pont levis sur un canal, à un carrefour en direction de Leeuwarden où les voitures s’arrêtent souvent pour prendre les auto-stoppeurs ! »

Dans le combi Volkswagen qui s’est arrêté pour l’amener vers le nord, il retrouve les cumulus et le ciel bleu par endroit puis au sol le vert rase des prairies ou drue des cultures. En permanence, un canal longe la nationale tel un large fossé pour rappeler la nature des Pays-Bas.

Les trois jeunes deux garçons et une fille un peu hippies qui l’ont pris ne parlent qu’entre eux, dû en grande partie à la langue. Il ne lui reste plus que la nébulosité de l’atmosphère à admirer comme animation car la route en ligne droite s’effile à perte de vue. Parfois, ils passent sur un pont levis franchissant un canal. Il s’aperçoit que ce sont les villes qui l’intéressent et non la nature aussi spectaculaire soit-elle.

Sur la digue, ils récupèrent des cirrus avec d’un côté IJsselmeer ou la mer morte et de l’autre la Waddenzee ou la mer côtière jouxtant la mer du nord qu’ils ne voient pratiquement jamais dans un sens comme dans l’autre à cause d’une énorme dune artificielle dont la base fait office de littoral.

A un moment donné, ils s’arrêtent sur un parking où un point de vue public s’érige dans un mirador et une passerelle piéton enjambe l’autoroute, pour voir les uns d’en haut les autres sur la digue proprement dite par le viaduc affrontant un fort vent d’ouest, la mer enragée noire et violette écumant sur des gros galets ou des rochers. A l’opposé la mer captive frissonne de vaguelettes où des marins régatent sur des petits voiliers.

Sur le continent, le même paysage que sur l’autre rive s’étale en vert et eaux hérissé le long des routes de quelques arbres. Le petit groupe avec lequel ils voyagent s’inquiète de l’endroit où il va dormir.

« Je vais dans les auberges de jeunesse ! déclare-t-il.

— Mais à Leeuwarden il n’y a pas de Youth Hostels ! répond le chauffeur.

— Je sais mais j’y vais malgré tout. Je verrais ! Ici, il y en a deux sur cette même rive à Sneek et à Heeg mais pas à Leeuwarden ou à Groningen. Cela ne n’avance pas suffisamment pour le voyage que j’ai à faire.

— Si vous voulez on peut vous laisser en direction de Sneek ! Car nous, on va se baigner sur une des plages de Groningen.

— Si cela ne vous gène pas ; je préfère me rapprocher le plus possible de la frontière allemande voire la franchir pour rejoindre Leer où il y a une auberge.

— O.K. ! Comme vous voulez !

Ils traversent Leeuwarden comme une lettre à la poste avec ses portiques supportant des feux tricolores pour chaque voie, des couloirs pour les bus et des allées pour les vélos. De plus des marquages au sol omniprésents quadrillent le sol de la chaussée idem pour les autres petites villes.

Incontestablement, la plage très large de sable gris très fin, couleur particulière pour un Français, est magnifique. Comme à Zandvoort, il ne se baigne pas, son objectif étant de rester concentré sur le parcours pour parvenir à son but et en profiter.

Finalement le temps passe et ils le déposent à un carrefour en fin d’après-midi à une vingtaine de kilomètres de la frontière allemande.

« On repassera vers les 19 heures ! Si vous êtes encore là on vous emmènera avec nous pour passer la nuit ! propose le chauffeur.

— Merci ! Et au revoir ! »

Fred n’en demande pas tant mais cela le réconforte avec tout de même un pressentiment que cela ne soit qu’une excuse ; car vu l’heure, ils auraient pu lui proposer de l’héberger dès la rentrée de la plage.

Bref, il demeure tout de même le cas échéant dans les parages à faire du stop mais le crépuscule tombant vite au mois d’août surtout dans les pays nordiques, il abandonne peu après les 19h et peste contre cette proposition bidon qui l’a empêché de manger et d’improviser une solution.

Qu’à cela ne tienne, suivant le dicton « qui dort dîne » il s’allonge dans son duvet la tête derrière un arbre sur le bas côté de la route pour se protéger dans le sens de la circulation avec un zeste d’appréhension tout de même pour sa première nuit en solitaire à la belle étoile. Il les contemple puis s’endort.

 

 

 

40 / Des musiciens à Brême en chair & en os


Au réveil, sûrement provoqué par des camions ou des tracteurs, il s’étonne d’être en pleine forme sans même l’envie de café ni de petit-déjeuner.

En pliant son sac de couchage, il découvre l’endroit où il a dormi car il faisait quasiment nuit quand il s’est installé : un grand étang s’étale un peu au loin d’où l’humidité qu’il ressentait dans son sommeil au petit matin mais sans le gêner plus que ça et d’une maison en brique au toit à quatre pans, percée de nombreuses fenêtres à un battant et entourée d’une haie d’arbres et de troènes sans autre clôture ni portail.

Sac au dos, guitare à la main, pancarte « Bremen » dans l’autre, Freddy marche le long de la route autant pour se dégourdir les jambes que pour s’avancer. Il franchit un petit pont avant d’embarquer dans une Ford Taunus commerciale ou break pour Leer où il aurait pu dormir la nuit.

Un peu d’appréhension se manifeste au creux de son estomac vide à l’approche de magasins & de boutiques dans la rue principale d’un petit village qu’il prend pour la frontière alors qu’un peu plus loin en pleine campagne deux panneaux de taille moyenne disposés de chaque côté de la route signale le changement de pays sans même une guérite ni d’employé des douanes.

En voiture, il croise un petit bois qu’il désigne comme la forêt noire tellement la région lui parait détrempée au grand éclat de rire du conducteur qui le modère en lui déclarant avec moult gestes à l’appui pour se faire comprendre qu’il s’agit ici d’un pays de lacs, d’étangs et de canaux que l’homme a creusé pour créer des prairies et des cultures et que la « Schwarz Wald » elle est près de chez lui… tout en bas au-dessus de la Suisse.

« Autant pour moi ! Il est normal que les habitants défendent leur contrée même si parfois l’accueil n’est pas toujours au rendez-vous, admet-il dans son for intérieur ».

Vers les midis, il traverse seulement Oldenburg distant d’une soixantaine de kilomètres de la Hollande où il rejoint un bar pour y boire du café et manger des croissants qu’il n’a pas eu le matin et pour cause…

Attablé dans la salle où le rush du repas n’a pas encore commencé, il déguste son petit-déjeuner en contemplant la salle spacieuse où les tables sont éloignées les unes des autres, bien éclairée par de grandes baies vitrées ne ressemblant pas un bistrot mais à un snack de province aménagé au R.D.C d’une maison privée où le garçon de salle n’est pas à l’affût comme à Paris, et l’extérieur où les pavés rappelle le siècle passé et une certaine nonchalance voire apathie.

Fred a pris de l’assurance ; le visage buriné par une quasi-semaine de route affirme une nouvelle maîtrise de soi. Les quelques personnes ici présentes ne s’y trompent pas en le dévisageant à la dérobée malgré son jeune âge le regard encore imprégné de la voie lactée de la nuit passée au clair de lune tel un bourlingueur aguerri.

Toute la journée, il fait du saute-mouton en parcourant des étapes de 40 à 60 km pour rejoindre Brême qui n’est distant que de 150 km de la frontière hollandaise.

Dès l’entrée dans les faubourgs de la ville, les Bremer Haus les accompagnent tout au long de la grande ligne droite qui les mène au centre : maisons mitoyennes typiques de 2 à 3 étages du nord de l’Allemagne au sous-sol semi-enterré et au rez-de-chaussée surélevé d’un mètre à un mètre vingt de la rue doté d’un escalier accolé souvent à une terrasse & de son pendant pour l’étage inférieur, le tout décoré de façades colorées art nouveau ou classique aux tons champagne. Quant au sol de la route parfois pavé, il est sillonné de rails brillants et le ciel de caténaires formant un début de toiles d’araignées à chaque carrefour.

De grands immeubles puis un espace vert avant un large pont enjambant la rivière Weser, avertissent de l’entrée dans le centre, endroit où justement le conducteur le dépose suivant ses indications… finalement plus proche de l’auberge qu’il ne le pensait après avoir suivi un de ces plans succincts délivrés avec la carte du monde par les A.J.

Après avoir emprunté une bifurcation puis dévalé une rue empierrée tortueuse, il tombe sur un immeuble austère de 6 étages en briques plates rouge-brun & aux fenêtres bordées d’huisseries blanches immaculées ; ensuite il fait le tour d’une terrasse bâtie sur 2 niveaux couverte dans un angle par un parasol en forme d’aile delta avec un 1er étage abritant les salles toutes vitrées du restaurant & du petit-déjeuner puis un R.D.C. tout en briquettes percé de petites lucarnes pour les salles communes, le tout flanqué sur le côté d’un préau aux colonnes balisant l’entrée de l’hôtel des jeunes.

De la fenêtre du dortoir : un fleuve boueux, des péniches de transport amarrées à des quais industriels, une banlieue de fumée et de l’autre côté de la rive des maisons-pignons en briques plus ou moins abandonnées, les pieds mangés par les herbes sauvages, s’offrent à la vue des résidents.

Un des occupants de la chambrée voyant la guitare de Fred lui demande s’il connaît la sculpture des musiciens de Brême. Suite à sa réponse négative, il lui propose de l’emmener la voir ; ce qu’il accepte bien volontiers vu la vétusté de l’établissement demeuré identique à celui des colonies de vacances des années 50.

De ce fait, il se retrouve à visiter une partie de la vieille ville. Quand il débouche sur la place bosselée aux maisons-pignons en briques ou en grès qui font corps avec le sol dû aux fenêtres et aux portes basses alors qu’aujourd’hui les immeubles grattent le ciel c’est bien connu, il bute sur la sculpture de Roland celui de Roncevaux haute d’une dizaine de mètres piédestal et  baldaquin compris au-dessus d’un visage d’ado, l’épée dégainée mais nenni de musiciens.

Son camarade l’entraîne le long d’un édifice en l’occurrence l’hôtel de ville puis tombe nez-à-nez à l’angle du bâtiment sur la ou les statue(s) d’un âne, d’un chien, d’un chat et d’un cop perchés sur le dos des uns des autres gueules ouvertes hurlant à la cantonade. Fred se retourne vers son voisin de dortoir en lui demandant où sont les musiciens. Il lui signifie que ce sont eux.

« Pourquoi pas ! lâche Fred ».

Puis il revient sur le fond de sa pensée et déclare que les bronzes aussi réussis soient-ils lui apparaissent fantaisistes en tout cas incongrues par rapport à la musique et aux musiciens.

D’après le conte de Grimm qu’il a dans les chaussettes depuis bien longtemps, son alter ego lui rappelle que les quatre animaux veulent devenir musiciens à Brême qui accueille volontiers les trouvères & autres itinérants, pour échapper au rebut ou à la casserole de leurs fermes respectives.

Sur le parcours, ils dénichent une maison dans la forêt squattée par des brigands ripaillant qu’ils entendent déloger en se juchant les uns sur les autres et en beuglant tous en chœur sur le rebord de la fenêtre créant ainsi une panique qui les fait fuir. Il précise que les quatre compères ne rejoindront pas la ville de Brême.

Bref, Fred interroge son guide improvisé sur les allégories possibles : suivant ce qu’il a glané, les uns évoquent le droit à la retraite et à la liberté, les autres, les modestes c’est-à-dire les animaux de ferme s’opposant aux fauves de la noblesse tel le lion, le cheval ou bien l’aigle trônant sur les écus et autres capes… Point de chant ni de fanfare à se mettre dans les oreilles mais des musiciens statufiés en bronze.

Tout en parlant, ils rejoignent la Böttcherstrasse, rues & village typiques tout en briques et en arches où des sculptures en pied ou en relief de personnages soit d’animaux ornent les murs découpés en arcades considéré comme un fleuron de l’architecture expressionniste. Dédales ouvrant sur des galeries commerciales touristiques, ils côtoient également des bistrots et même un musée dû à un mécène négociant en café des années 1920-1930… Comble de l’histoire, ce marchand sympathisant du National-socialisme a été retoqué par Hitler en personne dans un discours, pour son art dégénéré… C.Q.F.D.

Dans ce quartier piétonnier interdit aux véhicules sauf au rail, Fred considère les tramways de couleur crème aux liserés rouge qui font rugir leurs bogies dans des grondements et des sifflements tel un rappel à l’ordre, pour accélérer la circulation des personnes ; ils pressent le badaud qui traverse n’importe où, à se ranger ou à rentrer. En contrôlant la flânerie cogite-t-il, ils imposent non seulement le déplacement mais également la mise sous pression ; tout le monde doit courir comme à Paris au rythme des métros.

Sur cette pensée qu’il garde pour lui mais très caractéristique des villes du nord de l’Europe ne serait-ce par le déferlement mécanique fusant dans le cœur de la cité, Fred confie à son partenaire qu’il aimerait bien manger un morceau mais pas de frites, parce qu’il n’a pas réservé le repas du soir à l’A.J. ; lequel abonde dans son sens car lui-même a fait également l’impasse.

Tournevirent…, ils finissent par gravir les marches d’un demi étage collées à la terrasse d’une vieille maison aux grandes baies vitrées modernes carrées quadrillées de montants noirs;  dès l’entrée accueillis par un guitariste folk accompagné d’un orchestre au complet surprend Fred qui interroge son ami sur sa connaissance ou non de musiciens dans cet endroit :

« J’y suis venu manger hier soir ! Comme l’ambiance est sympa, je voulais te le montrer… les hamburgers sont remarquables !

— Allons-y pour un hamburger, moi qui ne voulais pas manger de frites !

— Tu peux changer de garnitures !

— Non, c’est trop compliqué !… alors comme ça après les musiciens en bronze tu viens écouter les musiciens en chair et en os ! plaisante-t-il.

— C’est un groupe de folksong américain !

— Peut-être qu’ils viennent eux aussi d’une ferme où ils allaient être mis au rancart ! continue Fred.

— Oui ! pouffe-t-il. »

Fred lui parle du Golf Drouot à Paris et son nouveau alter ego lui promet de lui faire découvrir son pendant à Hambourg où les Beatles ont commencé puisqu’il s’y rend également en stop.

Dehors la nuit tombe et les trams passent sur la pointe des roues. Il flotte dans le restaurant comme une légère ivresse due à la bière bien sûr mais aussi à l’hospitalité généreuse & aimable des gens du nord. Tout en discutant et en écoutant d’une oreille, il s’aperçoit que la musique s’avère un vaste univers car apparemment ces chansons qui ont l’air de classiques du folk américain ; il ne les connaît tout simplement pas. Bienvenue dans le monde de la Country.

La nuit prend de l’épaisseur et de la consistance au fur et à mesure que se déroule le concert. Il s’agit d’un programme construit, professionnel dirions-nous en France ; les morceaux ont une intro, des ponts, des solos et puis une coda. Rien n’est laissé au hasard ou à l’improvisation.

Bien des années plus tard, il perçoit dans sa mémoire des bribes de phrases musicales de certaines chansons évidemment les plus caractéristiques. En cherchant, il redécouvre « Workin’man blues » de Merle Haggard nouveau pour l’époque avec son intro qui trébuche ainsi que « Mama tried » du même auteur puis la ligne de basse entre chaque couplets de « I walk the line » du non moins célèbre Johnny Cash en passant par les ballades d’Hank Williams de la Louisiane de « Jambalaya on the bayou » à « Kaw Liga » décalqué sur un chant indien.

Fred se rappelle aussi de la mélodie descendante d’une ou des clarinettes qui « cornent » entre chaque strophe dans le « Sixteen Tons » martelé par Tennessee Ernie Ford qui lui apprend par la même occasion qu’il s’agit d’une chanson sur la mine où les mineurs devaient produire 16 tonnes de charbon par jour ou bien encore l’air superbe de « Crystal Chandeliers » qui n’a rien à voir avec la précédente ni avec la suivante avant d’apprécier de nouveau le magnifique texte de « The Long Black Veil » où le sosie d’un criminel qui ne peut donner son alibi au juge car il était dans les bras de la femme de son meilleur ami, se retrouve sur l’échafaud ; personne ne sait sauf lui… et elle, qui vient la nuit sur sa tombe avec son long voile noir. Pour finir car il faut une fin à cette belle soirée un morceau enlevé « Blue Moon of Kentucky » pas à la Elvis Presley mais en folk. Faut pas exagérer.

 

 


 

41 / Direction Hambourg


Direction Hambourg en suivant la « Am Brill » (emplacement d’une porte d’entrée de la vieille ville) : le lever du soleil rasant les toits, occulte toute une partie de la rue baignant l’autre, les marcheurs sur le trottoir et les façades opposées, de lumière et de chaleur & par là même lustrant les rails des trains d’éclats aveuglants.

Les tramways ne sont pas en reste : ils foncent brinquebalant, sifflant, grondant, pilant puis projetant sur le bitume leurs passagers tels des sécrétions malsaines pour de nouveau dévaler l’artère en se contorsionnant tels des serpents dans la jungle industrielle.

Puis les deux compères empruntent la « Martinistrasse » qui rejoint le bord de la rivière, nom qu’adore Fred parce qu’il lui rappelle l’apéritif et d’autre part l’absence de trams.

Ils ont décidé d’essayer de faire du stop à deux ; si au bout d’une heure ou deux, personne ne s’arrête, ils se sépareront chacun de leur côté.

Son acolyte suit encore absorbé par ses rêves puis déclare impromptu en jetant son sac de marin après une bifurcation :

« C’est bon ! C’est l’endroit idéal pour faire du stop ! Après, c’est partout pareil jusqu’à l’autoroute. »

Fred ne connaissant pas les lieux, acquiesce et l’imite en posant son sac.

A tour de rôle, ils lèvent le pouce.

Tandis que Fred méditait avec sa pancarte bien en vue sur les bas côtés de la chaussée : endroit délaissé truffé d’herbes sauvages, de terre tassée & battue par les vents, parsemé de gravillons épars épousant des langues de goudron plus ou moins liquides… bref un petit no man’s land où personne ne s’attarde, il voit un coupé Opel Olympia standard ralentir puis s’arrêter un peu plus loin ; son copain tel un ressort s’élance à la portière pour recueillir les infos puis transmet le message :

« Viens! C’est O.K.! Il nous prend jusqu’à Hambourg. »

Heureusement  que   la  distance  avec  cette  ville  s’avère relativement courte d’un peu plus d’une centaine de kilomètres car les autoroutes allemandes construites avec des dalles de béton de 5 à 6m de long, sont de véritables tape-culs d’autant que Fred se trouve à l’arrière sur la banquette réputée pour sa rudesse ; difficile dans ces conditions pour lui de parler quand la voiture encaisse de tels cahots laissant son pote se débrouiller à l’avant ; ce qui l’arrange bien.

Néanmoins, le conducteur dans les 35 ans légèrement dégarni sur le dessus sans se la jouer à la « Fangio », roule à très bonne allure.

— L’Opel Olympia de 1968 ne fait pas les rallyes pour rien, pense-t-il.

Au bout de l’autoroute, des ponts surmontés d’arcs métalliques gigantesques renforcés de rayons croisés tous aussi impressionnant, ceux-ci enjambant l’Elbe (albe = blanc), se rapprochent rapidement.

Le pilote s’engage sur l’un d’entre eux, au milieu d’arches elliptiques de métal peintes en gris industriel, couvertes de rivets d’une largeur d’au moins 2.5m ressemblant de face à des poissons ou autrement dit pont lenticulaire.

La ville impressionne par son gigantisme en tous genres : larges artères traversant de part en part la banlieue industrielle au nord partagées par un terre-plein gazonné, bâtiments en brique abritant d’immenses usines, ponts franchissant de multiples canaux ou supportant des rails de métros ou de chemins de fer souvent en acier brut de fonderie tout riveté puis des immeubles d’habitation font leurs apparitions, de plus en plus nombreux et cossus entourant des hautes maisons pignons plus anciennes avant de tomber sur l’impressionnant clocher (147m de hauteur) de l’église Saint Nicolas dont le corps est en ruine.

Encore une bonne  portion de périphérique s’avère nécessaire avant de descendre au milieu du jardin l’Alter Elbpark et d’arriver au débarcadère Sanct Pauli en face de la station de métro derrière laquelle se situe sur une hauteur, l’Auberge de Jeunesse.

Puis ils descendent de l’auto tout engourdis du voyage en le remerciant chaleureusement.

L’entrée se situant à l’arrière, ils font le tour afin d’éviter les centaines de marches qui montent à la terrasse. La bâtisse fait comme souvent, un peu colonie de vacances des années 50 malgré un aménagement vitré en façade.

Etant donné qu’ils ont fait fissa avec le Coupé, ils décident en ce milieu de matinée d’aller à l’Office de Tourisme sur le port puis de visiter un peu la ville. On leur conseille le métro juste en face ; ils préfèrent de loin marcher à pied.

Après avoir hésité et essayé des rues et le boulevard qui longe le métro aérien en acier massif grisonnant, trop sombres, ils optent pour la promenade surélevée des quais par endroits bordée de marches jusqu’aux embarcadères : sur laquelle ils croisent pour commencer exposée sur le terre-plein, la tête monstrueuse toute rouillée couverte d’une grille en fer forgé comme autant de bouches de pieuvres d’une drague hydraulique suceuse.

Et puis l’Elbe, la blanche souillée par les navires, la mer dans la ville, le sel sur les rambardes et le vent d’ouest qui accompagne souvent les marées (3 à 4m), impose une architecture en hauteur faite essentiellement de briques rouges, disséminée dans cet immense chantier naval à ciel ouvert où les places de marché guettent la prochaine inondation.

Les deux complices découvrent une ville d’eau et de métal où les fenêtres d’habitations sont autant d’yeux avides guettant les cargaisons des bateaux dont les quais et les docks vont se remplir la panse, que les marins qui vont descendre dans les bars et reluquer les filles.

Au bout de ces magnifiques pontons dominant les embarcations, Fred et son copain jouent les prolongations en empruntant un pont franchissant la rivière-estuaire pour rejoindre les labyrinthes des anciens docks des douanes construits évidemment en brique sur un entrelacs de canaux dans un style néo-gothique et aux toits verts des tourelles.

Sortis par l’un des derniers ponts de l’île en direction des flèches des églises St Pierre et St Jacob, ils se dirigent vers le Rathaus (hôtel de ville) et le centre historique comme le stipule le dépliant en faisant un petit détour par la maison du Chili conseillée par l’hôtesse de l’Office du Tourisme qui extérieurement rappelle la proue d’un navire : bâtiment de 1920 commandé par un magnat qui fît fortune avec le salpêtre du Chili pour faire entre autre de la poudre à canon.

En fait, il s’agit du premier gratte-ciel qui recouvre l’ancienne allée conduisant au marché de légumes avec en son milieu un patio et de larges porches sous lesquels Fred en levant la tête, s’imagine dans une grotte Inca couleur café aux larges piliers et à la voûte Aztèque.

Après avoir frôlé l’église St Jacob, ils décident de visiter Sanct Petri (Saint Pierre : la plus ancienne d’après le prospectus) dont la tour affiche 132m.

A l’intérieur, toujours beaucoup de vertigineux attend les regards des visiteurs sur les voûtes de style gothique dont les deux très jeunes complices font partie.

« On dirait qu’on est dans une fusée ! dit Fred alors arrivé près de l’autel dont ils jaugent la hauteur des ogives. »

Son copain de virée prend la balle au bond et les voilà entrain de gravir les 500 marches en bois du clocher dépassant même les cloches.

Effectivement en haut de la flèche après avoir franchi une trappe de grenier, ils découvrent un genre de capsule spatiale percée de hublots sur tout le pourtour d’où ils peuvent s’asseoir et observer l’hôtel de ville, les clochers des autres églises, les bateaux sur l’Elbe, le port et ses grues géantes, la tour de radiotélévision, etc…

Malgré cela, Fred n’en mène pas large car chaque fois qu’une personne monte les escaliers, la tour bouge ostensiblement.

 

 

 

42 / Le Star Club, Hambourg


     Après le repas à l’Auberge de Jeunesse, son copain un peu plus âgé que lui exprime ouvertement son désir de changer de style touristique et se renseigne pour aller à la rue des vitrines voir les filles ni plus ni moins… que les adultes lui déconseillent ou non. Les sensations de vertige et de tangage dans la tour ne lui ont manifestement pas suffi.

Dare-dare les renseignements pris, il entraîne Fred dans sa recherche où ils se retrouvent à l’opposé dans des dédales de rues et de places alors que c’était tout droit. Tournevire, ils finissent par repérer la rue et se heurtent à des paravents qui obstruent complètement la route de part en part.

Sur chaque côté des panneaux, une affiche sur fond rouge en anglais et en allemand stipule un avertissement que seul les hommes de plus de 18 ans ont le droit de pénétrer mais pas les femmes ; ni une ni deux, ils se glissent par l’ouverture entre les cloisons et découvrent une rue pavée avec deux ou trois pelés aux regards un peu obsédés sur les bords qui mâtent les vitrines des magasins aux devantures modifiées où des filles de face assises sur des tabourets de bar, jambes croisées, maquillées & vêtues de sous-vêtements de couleurs tiennent la pose en les aguichant.

Toutes les maisons ont leurs devantures côte-à-côte dans laquelle les femmes sont alignées devant des rideaux tirés sous un éclairage approprié affichant leur meilleure posture : une jambe légèrement pliée et une main sur la hanche soit en se recoiffant, soit en plaçant un pied chaussé de talons aiguilles sur le rebord de la baie vitrée ou en fumant une cigarette & en se considérant les ongles ; d’autres ouvrent la fenêtre et se penchent en apostrophant le client.

Son compère va de vitrine en vitrine naviguant de chaque côté de la rue en n’en ratant pas une. Quant à Fred, ils les trouvent beaucoup matures, trop mornes parfois laides et beaucoup trop grandes pour lui – le nabot.

Foin de romantisme et d’érotisme, ils sont dans « le » clinique. Pour Fred, le gamin qu’il est encore, elles lui font presque peur comme les infirmières avec leurs piqûres. La chair est triste surtout en pleine après-midi où l’éclairage rougeoyant n’opère pas. D’ailleurs, elles ne s’y trompent pas et ne les interpellent pas ni l’un ni l’autre.

Une fois les barricades franchies son pote déclare :

« Il n’y en a pas une de belle ! Et puis, elles sont toutes vieilles ! dit-il déçu avant d’enchaîner sur d’autres lieux où il a vu des canons. »

Delà, ils remontent et poursuivent leur virée dans le quartier rouge, le Pigalle de Hambourg, jusqu’à la Grosse Freiheit (grande liberté).

Au début de la rue, grouillante d’enseignes multicolores dont certaines traversent de part en part la route, son acolyte apparemment bien documenté stoppe puis affirme en se tournant vers Fred :

« C’est dans cette rue que les Beatles ont commencé leur carrière notamment au Star Club ! ».

Puis il chante:

« Love love, love me do / you know I love you / love-me dou-ou! C’est ici qu’ils ont composé cette chanson ! »

Pour Freddy, les Beatles qui n’ont jamais été sa tasse de thé, ont été dépassés depuis par bien des groupes ; d’ailleurs à cette époque ils étaient séparés.

Arrivés pratiquement au bout de la rue, une enseigne sur fond rouge souligné d’un bandeau vert mât semblable à celle d’un magasin de chaînes Hi-fi avec ses trois marches et son entrée dégagée, signale le Star Club noyé au milieu des restos et des boîtes.

Dans le hall, passé la caisse protégée par une imposante grille métallique, ils enfilent le couloir et s’engouffrent dans la salle d’un ancien cinéma porno dont les gérants ont conservé le balcon. Comme au Golf, les jeunes traînent, discutent & dansent.

Sur la scène, les « Trémors » délivre une pop Bubblegum pour les ados. Fred ne s’attendait pas à autre chose en découvrant les immenses posters des « Liverbirds » de chaque côté de l’estrade, groupe de rock féminin allemand yéyé des années 60 précédé dans la salle par un des « the Who » et de l’autre d’un groupe posant sur une locomotive.

En musique le temps passe vite et l’orchestre cède la place sous le coup des 18h30-19h aux « Junior’s Eyes » un groupe british autour de Mick Wayne un guitariste de plomb qui joue un rock progressif ou psyché tiré pour la plupart de l’album qu’ils viennent de sortir « Battersea Power Station » (Centrale électrique de Battersea) et que Fred a pu écouter plus tard pour repérer grosso modo l’ordre des chansons ou des reprises lors du concert.

Comme à son habitude Fred campe devant le tremplin alors que son pote s’éclate sur la piste de danse.

Pendant les chansons aux structures complexes et aux cassures de rythmes fréquentes, il rêve devant la peinture naïve de New York la nuit sur le mur du fond de scène derrière les rideaux ouverts : au premier plan en perspective quattrocento l’East river bordée de vieux immeubles en brique aux façades victoriennes dont certaines fenêtres sont allumées, couronnée au second plan par les vagues des câbles soutenant les piles des ponts de Brooklyn et les gratte-ciels au fond, bleu nuit piqués de lumière jaunes ou ambres dont l’Empire State Building trône avec sa flèche au milieu des géants de béton & de verre.

Les morceaux épiques provenant de l’album concept aux atmosphères sombres et aux lyrics engagés attaquent sur les chapeaux de roue : « What makes people unsatisfied is that they accept lies ! » (Ce qui rend les gens [le peuple] insatisfaits est qu’ils acceptent des mensonges !) – « Total war », se voulant une diatribe politique sur des collages de musique atonale, larsen et compagnie. Puis ils enchaînent une ligne de basse percutante tel un phrasé de batterie ou un slogan dans une manif, ponctuée de « Hey » et sans transition le morceau se poursuit par une ballade psychédélique tout en progression avec des chœurs à la Beatles de Sergent Pepper’s (Circus Days).

Ensuite des changements de rythmes endiablés et d’ambiances acides aux riffs durs coupés d’interludes acoustiques parfois joués à la douze cordes jalonnent tout le concert ; ce qui fait dire à Fred que ce sont « les rois du break ! ».

Le groupe vedette « Earth » attaque d’emblée le titre « Black Sabbath » qui deviendra à leur retour en Angleterre leur nom de scène et de succès : atmosphère particulièrement étrange et envoûtante nimbée de magie noire et de crucifixion due au triton (intervalle de 3 tons dit accord du diable) qui forme le riff stressant à la longue qui pouvait conduire au moyen-âge en prison. Les autres morceaux sont du même acabit : gros son – heavy métal comme disent les anglais, pendant tout le set.

Fred apprécie notamment le guitariste dont il apprendra des années plus tard que comme Django Reinhardt, il avait les extrémités de deux doigts coupés, remplacées par des prothèses qu’il avait lui-même bidouillées ; ce qui donnait quand il prenait des solos un son singulier.

Vers 22h30, un barman s’approche de Freddy et lui demande sa carte d’identité et s’aperçoit qu’il a tout juste 18 ans révolus de 4 mois ; il lui fait signe 4 avec les doigts :

« Just ! ajoute-t-il ».

Complètement serein, il avait l’habitude du Golf à Paris. Cependant, il ne peut s’empêcher de penser que le climat musical de sorcellerie a déclenché l’opération de contrôle.

Son pote qui parle et comprend un peu l’allemand, l’arrête tout de suite et lui signifie que c’est la loi en Allemagne : les boîtes ou les bars ont obligation de renvoyer les jeunes de moins de 18ans dès 22h00, la police effectuant souvent des descentes pour la protection des mineurs surtout dans ce quartier.

Après ce déluge de décibels et de magie rock n’ roll, ils se sont paumés en rentrant ; mais Fred ayant le sens de l’orientation bien développé retrouve le chemin et surtout convainc son camarade de la bonne destination à prendre qui s’entêtait à vouloir partir en sens inverse comme à l’aller d’ailleurs.

 


 

43 / Le ferry-boat


De nouveau seul au soleil levant – ce qui n’est pas pour lui déplaire, Fred arpente les jardins avant les pavés de l’église « Sanct Michaelis » à Hambourg tout aussi impressionnante par sa hauteur que les autres bâtisses puis… route toujours plus au nord – autrement dit le grand nord.

En cheminant pour sortir du centre-ville, il rencontre un jeune, croisé à l’auberge qui se dirige également vers Lübeck. C’est fou le nombre de voyageurs fugaces qu’il côtoie et qu’il quitte, pense- t-il. Bien souvent, il oublie également les prénoms.

Toujours est-il, qu’ils font le même constat : à savoir suivre impérativement les panneaux « Berlin » pour être sur la route de Lübeck.

Prendre la direction de Berlin, ennuie Fred ; il n’a vraiment pas envie de se retrouver en Allemagne de l’Est.

Dans la voiture, il se sent soulagé quand le chauffeur laisse la bifurcation vers Berlin pour Lübeck.

A l’arrivée, Fred découvre que la rue qui longe l’Auberge de Jeunesse s’appelle Jérusalemsberg nom qu’il juge prédestiné pour des résidences de jeunes qui voyagent (un peu à la manière des Kibboutz – l’agriculture en moins) même si l’origine de ces auberges nées en Allemagne était sociale & laïque alors qu’en France elles sont partagées entre chrétien et laïc.

Située à l’extérieur de la vieille ville fortifiée de Lübeck où se dresse une ancienne porte d’accès tout en briques de style – fin du gothique, dominée par une tour qu’il visitera avec ses nouveaux copains après la douche, l’auberge, bâtiment en forme de L dont l’un plus ancien ressemble à une écurie (entre parenthèses, Fred espère que ce ne sont pas les dortoirs… manque de chance, il devra y dormir) et l’autre moderne accueille la réception, le restaurant & les chambrées des filles.

Sous un ciel couvert voire maussade, Fred s’impatiente de changer de « continent » ; avec ses camarades, il recherche un bistrot sympa pour y boire un verre ; il n’y découvre que des endroits à touristes avec à l’entrée le tourniquet et ses cartes postales quand ce n’est pas les présentoirs de colifichets ostentatoires exhibant le nom de la ville sur des objets pour les estivants.

Rejoint par un nouvel arrivant dans le groupe, Fred en profite pour s’éclipser – il a hâte d’être au lendemain sur le ferry-boat.

Après le petit-déjeuner, le directeur qui parle correctement le français, leur demande s’ils connaissent la route pour rejoindre le port de « Travemünde » ; Fred acquiesce en déclarant que la grande artère à côté de l’auberge porte ce nom et qu’il suffit de la suivre pour s’y rendre.

« En stop, c’est vite fait ! ajoute-t-il.

— Méfiez-vous ! Le gens par ici ne sont pas aussi accueillants qu’on pourrait le croire ; et puis ce n’est pas si proche. D’autre part, il faut arriver en avance pour réserver les billets car parfois le ferry est complet. Dans ce cas, il faut se rabattre sur celui de Puttgarden-Rodby où les navettes sont plus nombreuses. A mon avis vous feriez mieux de prendre le bus d’autant que ce n’est pas cher ! A vous de voir et bonne route ! »

Sur le bord de l’avenue, Fred tergiverse avec son carton puis se renseigne auprès des usagers qui s’y rendent. Effectivement, on lui confirme un prix modique. En outre, à la vue des pensionnaires de l’auberge qui s’apprêtent à le prendre, il opte lui aussi pour l’autobus malgré le problème qui le gêne… celui d’arriver trop tôt.

Sur le quai devant les immenses navires blancs protégés par des paravents métalliques, Fred lui trouve un faux-air du port de Nice, avec son parking pratiquement désert et ses arbres esseulés qu’il a visité en famille dans les années 1957-58.

Il s’informe à la compagnie « Trave-Line » à l’instar des autres globetrotteurs sur les départs en soirée pour Copenhague dans l’intention d’y passer la nuit. On leur répond qu’il y a un seul départ à 22h avec une arrivée vers 7h15. Ce qui leur convient à tous et leur semble évident.

Maintenant, il leur faut tuer le temps en cherchant à manger. Ils atterrissent dans la buvette d’un camping tout en bois avec une terrasse en plancher ; ils y traînent toute l’après-midi avec une ou deux boissons & sandwichs. A 18h, les touristes du campement  rappliquent pour l’apéro et répandent le brouhaha. A peu près tous les jeunes routards sans se concerter déguerpissent.

« L’accès au bateau « Sveaborg » n’est toujours pas autorisé, leur signale-t-on. »

Ils patientent assis sur leur sac ; l’un d’entre-deux déclare que sur le ferry, ils pourront bien manger sans que cela ne soit trop onéreux.

A 21 heures, débouchant au « Lounge Passenger » comme ils le nomment, Fred repère le numéro du siège qu’il lui est attribué sur son ticket ; il trouve le fauteuil donnant sur l’allée très confortable, bien rembourré arborant même des accoudoirs. Qui plus est, en bout de la rangée des 4 ou 5 sièges près de la vitre : « Idéal pour dormir ! se réjouit-il » d’autant plus que l’espace entre ceux-ci est suffisamment large pour étendre les jambes. Ainsi, il pourra se lever le cas échéant sans déranger personne pour aller se promener sur le pont ou les coursives, admirer le coucher de soleil ou méditer sur la mer, la nuit, la lune…

Par contre, les places pour ses deux camarades ne leur conviennent pas ; ils partent aussitôt à la recherche d’autres emplacements ; l’un s’octroie un banc en dur sur la coursive extérieure de la promenade ; l’autre étalera son duvet près du bar après sa fermeture.

A l’avant du pont, certains dressent des tentes ; d’autres déroulent les sacs de couchages pour dormir à la belle étoile.

A la sortie de l’estuaire, alors que la nuit est déjà bien tombée Fred remarque en haut d’un gratte-ciel perdu tel un phare, au milieu de petites maisons de pêcheurs, une enseigne imposante en néon bleu affichant « MARITIM » qu’il trouve à cet endroit bien justifiée ;  renseignements pris, il s’agit de l’hôtel Maritim sans e, lui dit-on.

Accoudé à la rambarde du pont, il discerne l’eau hérissée en vaguelettes noir acier ciselées d’écumes fugitives blanchâtres s’étendant à perte de vue ; ainsi qu’au lointain, la mer séparée du ciel par un horizon clair légèrement ambré dévoile un dégradé bleu du ciel virant à l’encre noire rien qu’en levant la tête. D’un seul coup, il se sent dans le grand nulle-part. Plus loin sur la droite, le soleil couchant avec sa boule de feu au pourtour rouge orangé descend lentement au-delà des flots.

A l’arrière, des remous propulsent le navire fuyant les côtes encore illuminées ; en revenant, il remarque que les chaloupes de secours sont bien plus grosses qu’il ne l’imaginait.

Du bon repas promis, Fred se contentera d’un sandwich et d’une bière.

Un froid léger venant couvrir cette île métallique maculée de blanc, Fred rentre dans la salle des passagers douillettement brûlante au premier abord.

Il allonge ses jambes étant donné que tout le monde de sa demi-rangée s’assoupit ou lit ; puis sombre illico au pays de « Little Nemo ».

Quatre heures du matin à l’horloge mural sur le pont – le bar étant encore fermé, un froid humide enveloppé dans un ciel blanc saisit Fred à la sortie de la salle des passagers, bientôt suivi à l’approche du garde-fou où il s’appuie, d’un horizon aveuglant : s’empourprant au fur et à mesure de l’apparition du soleil – brusquement irradiant les vagues de métal argenté… puis le jour s’installe.

Le café lui réchauffe le corps de l’intérieur.

A la vue du port de Tuborg (Copenhague), il observe que la mer devient limpide d’un bleu assagi ; le soleil déjà haut fait naître les ombres massives du navire qui s’engage dans la rade en bouillonnant.

Après un surplace dans les remous, les marins lancent les cordages sur le débarcadère.

Fred récupère son sac puis les jambes engourdies, patiente dans les escaliers jusqu’à l’amarrage définitif au quai.

 


 

44 / Transit à Copenhague


A Copenhague, ils longent les bâtiments de la brasserie Tuborg (la fabrique de la bière) puis débouchent sur une grande avenue avec ses bus jaune et rouge qui montent et qui descendent vers le centre-ville pour rejoindre l’hôtel Europa qui sert de transit en accueillant les résidents des auberges de jeunesse :

« Ce n’est pas bien compliqué explique Freddy à ses collègues de traversée ; il se situe près du Tivoli Park et là au nord où nous nous trouvons ; il nous suffit de descendre tout droit presque jusqu’en bas :

— Glyptoteket ! leur dit-on.

— Musée ! traduit le plus érudit de la bande. Glypto égal graver, gravure ! ajoute-t-il d’un ton péremptoire. »

Bien. Ils montent avec leurs bardas dans le bus qui va donc au Musée.

Quel ne fût pas leur étonnement de découvrir l’hôtel logé dans un gratte-ciel de facture récente et moderne recevant les voyageurs des auberges de jeunesse.

A la réception de l’hôtel certains tergiversent alors que pour Fred les choses sont entendues étant donné la nuit écourtée sur le bateau ; il a besoin d’un bon lit pour se reposer et d’une bonne douche pour effacer une partie du brouillard qui s’est installé dans son cerveau suite au roulis du trajet. En d’autres termes, il se sent un peu vaseux.

Une fois l’enregistrement établi, il fonce via l’ascenseur dans les étages qui ne sont pas ceux qui grattent le ciel mais celui qui s’arrête au 3ème.

Autant à la vue, le building lui a créé un engouement autant la découverte de la chambre collective avec 2 fois 2 lits superposés et un double, lui génère une amertume partagée par ses camarades qui commençaient à arriver dans la pièce.

« C’est le vice caché des auberges de jeunesse qui nous poursuit ! déclare l’un d’entre eux à l’ironie acerbe. »

Fred demande s’il y a un inconvénient : s’il s’installe en bas d’un lit à étages ; personne n’y voyant de problème, il pose ses affaires et file à la douche.

Au  retour, il remarque un individu vêtu d’un pantalon de velours noir, de bonnes chaussures de marche ainsi que d’une veste épaisse de cuir noir style parka moto – le contraire d’eux vêtus de jean’s, de tee-shirts et de tennis. Debout devant le lit double, il se renseigne : si le grand lit est pour lui tout seul ou s’il doit le partager avec quelqu’un du fait qu’il est le cinquième arrivant.

« Non ! Il est pour toi tout seul ! On n’acceptera pas une sixième personne ; on est assez nombreux dans ce dortoir ! persiffle celui qui n’a toujours pas digéré le tour de passe-passe de l’hôtel recueillant par là même, l’unanimité.

— Merci les gars ! dit-il dévoilant un sourire gourmand sous ses cheveux blonds. »

Fred remarque d’emblée qu’il pose sur le lit un petit instrument de musique dans son fly-case :

« Tu fais de la musique ?

— Oui, j’ai commencé la mandoline depuis la rentrée de cette année mais je n’en joue pas assez pour espérer sortir un morceau en son entier.

— Oh ! Certainement, je sais ce que c’est ! J’apprends la guitare et ne progresse pas suffisamment faute de répétitions.

— Il faut en faire 2 à 3h par jour pour la mandoline !

— Pareil pour la guitare ! »

En les entendant parler, les compagnons de la chambrée, lui demandent de jouer un air.

Il leur joue le thème de « la chanson de Lara » puis la « Katyusha » pour finir.

Suite à la démo, un acolyte propose d’aller visiter le Tivoli Park ou le Tivoli Gardens précise-t-il.

Plusieurs personnes approuvent dont Fred et les voilà partis le long des immeubles en briques rouges et aux cadres de fenêtres blancs immaculés.

Un dragon les accueille à l’entrée le long d’un mur indiquant la direction avec sa tête ainsi qu’un employé âgé à l’allure d’un garde-chasse : galons dorés et casquette compris.

Ils déambulent parmi les attractions d’un autre âge en fait celui de la petite enfance… ce qui ne les passionnent guère.

Ainsi, ils flânent le long des restaurants, des boutiques de souvenirs ou de fêtes foraines puis au bord d’un étang où des petits bateaux style auto-tamponneuses se croisent avant de tomber sur des palais orientaux ou des pagodes dont l’une abrite un théâtre à l’italienne dont le rideau d’avant-scène mécanique s’ouvre progressivement à la manière d’un iris tel la queue d’un paon… finalement, ils atterrissent à la terrasse d’un bar où ils ravalent leurs désillusions.

Leur copain à la mandoline prénommé Alain, propose d’aller au moins voir puisqu’ils sont à Copenhague : la Petite Sirène ; seul Fred impressionné par le personnage accepte et le suit dans le métro car celui-ci avait déjà fait des repérages pour s’y rendre.

Dans le métro, celui-ci lui confie alors que Fred le prenait pour un « vieux » routard, qu’il voyage en train avec un billet multi-étapes après avoir défini le parcours dans les grandes lignes à l’achat du ticket.

Le temps de se repérer à la sortie de la station puis ils traversent le jardin et passent devant la statue sans la voir.

Avant d’arriver au bout de l’allée, Alain s’enquiert auprès d’un promeneur de l’endroit où se situe « Den Lille Havfrue » comme stipulé sur le dépliant. Comme de bien entendu, en revenant sur leurs pas suivant les indications du visiteur, ils découvrent la Petite Sirène toute menue assise sur un rocher en contrebas du sentier.

Ils jettent une pièce de monnaie paraît-il que cela porte-bonheur puis s‘en vont.

Au petit-déjeuner, malgré l’insistance de son compère pour qu’il prenne le chemin de fer, Fred demeure difficile à convaincre car pour lui ce n’est plus du voyage mais du transport. La distance n’étant pas longue pour gagner Helsingor, il y consent.

En dehors de la gare assez spectaculaire tout en rouge de briques et de carrelages avec ses arcs « romains » sur les côtés, dans le wagon, il s’ennuie en s’abstenant de le montrer à son copain.

Heureusement, le trajet fut bref mais l’arrivée surprenante pour lui : au milieu de bâtiments rougeâtres bordés d’auvents en forme de U, le terminus des 3 voies vient y mourir d’où cette sensation d’arriver au bout du continent même si Copenhague se situe sur une île du Danemark.

Sur le ferry, les suédois ont vingt minutes le temps de la traversée pour se défoncer à l’alcool car celle-ci est interdite sur le territoire.

 



 

45 / En Suède


A Hälsingborg en Suède, Fred lui vante à son tour les auberges de Jeunesse comme celui-ci lui a loué le train le matin même à Copenhague alors qu’il y est réticent, préférant loger chez l’habitant.

Finalement, ce ne fut pas la bonne option : premièrement la Villa Thalassa se situait loin du centre sur une colline face à la mer – endroit certes idyllique pour les vacanciers qui aiment la plage ; deuxièmement des Français partageant leur chambrée, n’arrêtaient pas de bavarder ainsi que d’aller et venir, tard dans la soirée.

Fred pour pouvoir s’endormir, dût se fâcher quand l’un d’entre eux est venu s’asseoir sur le rebord de son lit.

Le lendemain Alain, parisien de souche ayant horreur de la campagne, n’a qu’une idée : déguerpir au plus vite de cet endroit pour chercher une chambre dans le centre chez les autochtones.

Fred n’ayant peu d’argument, en dehors du cadre et de changer de bungalow mais résider toujours loin du centre-ville, il se range à l’opinion d’Alain.

Ce dernier se débrouillant particulièrement bien en anglais parlé suite à des vacances et des séjours à Londres et en Angleterre, il n’a aucun mal à décrypter les petites annonces et à joindre les correspondants au téléphone pour des informations complémentaires.

Assez rapidement, ils arpentent la ville et se retrouvent chez un russe, professeur de langues au 5ème étage d’un immeuble cossu début 19ème siècle, à la limite du centre face à un square d’où apparaissent derrière les arbres, des bâtiments de style collège ou école : une fois les présentations faites, lestées d’un petit air de mandoline joué par son copain lui rappelant son pays natal dont il ne manque pas de leur conter quelques anecdotes, les voilà installés dans une chambre de l’appartement à deux lits pour une semaine, bénéficiant des parties communes comme la salle de bains & des toilettes ainsi que du petit déjeuner.

Retour devant le château de briques rouges avec le grand beffroi de l’hôtel de ville où ils butent, notamment Fred sur l’inscription « NARVA » gravée d’un côté sur le piédestal de la statue équestre d’un cavalier en habit, épée sortie & pointée vers le ciel… du maréchal Magnus Stenbock marqué sur l’autre pan du socle :

« Quèsaco ? se disent-ils. »

D’après leur dépliant celui-ci a participé à la victoire de la bataille de Narva, ville du nord-est de l’Estonie contre l’armée russe, ceci confirmant le changement de culture et de continent qu’ils avaient effectué.

Puis, ils s’enfoncent dans cette sorte d’impasse bouchée par la réplique de l’ancien château fort dont seul le donjon d’époque émerge au de-là, à la recherche de petits restaurants ou self-services dissimulés sous les arcades d’immeubles bordant l’allée pour se nourrir pendant leur séjour.

« Après Hälsingborg, comptes-tu toujours te rendre à Stockholm ? demande Alain.

— Non, plus maintenant ! Avant, oui !… Tu vois les tours de cette ancienne forteresse qui barrent la rue, mettent également fin à mon périple d’aller plus loin. De plus, Stockholm d’après les brochures que j’ai vues, n’a guère de différence avec les villes que j’ai traversées du nord de l’Allemagne.

— Qu’est-ce qui t’arrête ? Car moi, je pense aller faire un tour à Malmö mais seulement une journée en train aller-retour.

— Juste pour une visite ?

— C’est ça !

— Quant à moi, je suis arrivé au bout de ma virée. Evidemment, le barrage que forment les tours et les arches du château sont symboliques mais j’ai clôt la boucle si je puis dire en longeant les côtes d’une certaine manière depuis Gand en passant par la plus grande digue européenne voire mondiale de quarante kilomètres de long au nord des Pays-Bas pour atterrir sur le bord d’un autre continent qui mériterait lui aussi l’exploration. Je pense à Stockholm bien sûr mais aussi à Helsinki jusqu’à la Laponie et bien d’autres contrées encore mais je n’ai pas le temps ; je dois être prêt à reprendre le travail avant la fin août.

— Je comprends. T’as eu l’occasion de voir un maximum de choses et de rencontrer des gens dans les A. de J. en suivant ta logique du pourtour de l’Europe du nord-est notamment la Flandre, les Pays-Bas et puis le nord de l’Allemagne pour finir en Scandinavie alors que moi en train j’ai fait quelques escales pour aller visiter des monuments, des musées etc. ; c’est différent que d’être en contact avec les gens sinon avec la terre dirais-je ou de l’environnement.                    «Mais j’adore voyager en train. Je prends souvent des couchettes et je me sens comme à la maison. Alors je descends voir quelque chose et je remonte parfois avec un repas et des boissons puis le convoi redémarre. J’ai l’impression au contraire de toi de ne pas être sur terre mais dans un vaisseau sur rail. Par contre, on ne rencontre presque personne ; les gens ne se confient pas en dehors de quelques voyageurs qui souvent sont dans leur bulle et n’entendent pas vraiment partager. C’est pourquoi maintenant, j’espère rencontrer un maximum de filles, déclare-t-il en riant.

 

 

 

46 / Des blondes à perte de vue


Dans un restaurant self-service tout en briques agencé d’aluminium & de verre au style design, baigné dans la pénombre zébrée de lumières directionnelles et tamisées, ils terminent leur repas où Alain pût satisfaire son désir de manger de la viande rouge sous forme de rosbifs en tranches malgré tout très fines.

« Bon maintenant, place à la drague ! déclare-t-il bien rassasié. »

Sitôt sorti, il s’informe sur le lieu où se trouve la bibliothèque qui renseignement pris auprès d’un passant autochtone, se situe juste en face de leur logement sur le square du campus.

Dans le grand hall lumineux doté de grandes baies vitrées jusqu’au sol, des blondes à perte de vue voire diaphanes pour les plus jeunes se partagent les fauteuil-salons beige, gris ou noir autour de petites tables basses séparées par des présentoirs de journaux internationaux, de revues et de magazines.

Certaines lisent, étudient ou feuillètent assises, affalées ou enveloppées jambes repliées dans les angles des canapés.

« Pas de garçon en vue, c’est étrange ! relève Fred surpris tout de même de voir en période de vacances autant de personnes. »

A l’une des tables de lecture, deux filles dont la plus âgée explique à la plus jeune un texte d’après un livre de poche.

Alain sourire enjôleur aux coins des lèvres, s’immisce dans la discussion et découvre que l’ouvrage en question est en français et qu’elles le parlent toutes les deux admirablement bien et pratiquement sans accent :

« L’Ecume des Jours ! dit-il après avoir lu le titre en se tournant vers Freddy… tu connais ? ajoute-t-il.

— Oui, je l’ai lu !… j’ai beaucoup bouquiné Boris Vian parce qu’au collège une prof de français était « folle » de lui et nous l’a fait découvrir comme l’auteur contemporain type puis j’ai continué à le lire même s’il correspond plus à la génération de mes parents qu’à la mienne.

Les filles qui comprennent étonnamment bien le Français se tournent vers lui :

— Bon ! Alors qu’est-ce qu’il veut dire ! Au dos du livre, il est écrit que c’est « le plus poignant des romans d’amour contemporains » dit la plus grande visiblement déçue sourire en berne ?

— Oui ! Mais il s’agit d’une intrigue pour critiquer la Société moderne et ses travers tel le film « Playtime » de Jacques Tati, estime-t-il.

— Je n’ai pas vu le film mais l’anguille qui sort de la canalisation par le robinet… taquine la plus âgée laissant échapper un sourire narquois.

Evidemment, cette séquence ne pouvait échapper aux filles contrairement aux garçons pour celle du Pianocktail, pense Fred en s’amusant.

— … et la maladie de Chloé ? reprend-t-elle avec sérieux.

— C’est le cancer ! Maladie on ne peut plus moderne !

— Peut-être ! Mais dans la postface, il nomme la tuberculose.

— Oui, la tuberculose : maladie de proximité, contagieuse également de la fin 19è siècle et début 20ème, répond Fred du tac au tac.

— Qu’est-ce que symbolise le rétrécissement de leur appartement au fur et à mesure que la maladie de Chloé s’aggrave ? continue-t-elle malgré tout.

— Je ne suis pas prof de français mais un simple lecteur ! prévient-il puis enchaîne : A mon humble avis, ce n’est pas la même chose. L’amenuisement du logement figure l’effet de la surpopulation notamment dans les villes qui effectivement rétrécit l’espace vital pour chacun… Avant de venir ici, j’ai visité l’Evoluon à Eindhoven aux Pays-Bas (Musée des sciences et des techniques) qui ressemble à une soucoupe volante… bref, là-bas ils réfléchissent et exposent des solutions à ces problèmes de l’augmentation des individus spécialement aux niveaux technologiques avec l’arrivée des ordinateurs. Tout ça est présenté d’une façon ludique mais le fond constitue pour eux un défi grave voire peut-être dramatique. Quant à la maladie, elle en est le symptôme.

— Cela peut vouloir dire également comme le note la postface que la réduction de la maison de Colin correspond au resserrement de son univers psychologique au fur et à mesure que la maladie de son être aimé Chloé s’accroît.

— Exact ! Mais cela n’explique pas que les escaliers se dérobent, que les cravates ont besoin d’être clouées, que le seul travail que Colin trouve, consiste à faire pousser des canons de fusil avec la chaleur de son ventre couché sur un monticule de terre, etc.

— Effectivement, il y a tout ce monde absurde qui nous entoure et perturbe les relations entre les jeunes. En quelque sorte, il s’agirait d’un roman d’amour dans une société décadente voire en faillite, synthétise-t-elle.

— Absolument ! Regardez à la fin du manuscrit la date à laquelle cela a été écrit ?

— 1946 ! Juste après la 2ème guerre mondiale ! ajoute-t-elle.

Sur ce, Fred souhaite ardemment se retirer de cette discussion qui tourne à la devinette et tente une diversion :

— Vous avez lu d’autres auteurs français ?

Et là une avalanche d’écrivains classiques de Balzac à Diderot en passant par Voltaire puis en sautant de Rimbaud à Molière, déferle dans le débat, ouvrant celui-ci à Alain qui lui, les oriente sur leur emploi du temps dans la semaine et sur leurs loisirs des vacances d’été.

Fred les trouve beaucoup trop zélées et se lassent de leurs gamineries qui ont l’air d’intéresser Alain jusqu’à un certain point. Car à un moment donné, il se lève et leur adresse le très diplomatique : «See you again!».

— Elles sont trop studieuses ! reproche Fred.

— Elles sont marrantes ! écarte-t-il.

Les voilà repartis du côté du centre et de l’embarcadère où se regroupe le monde et notamment les jeunes qui viennent prendre le ferry pour le Danemark et picoler – filles comme garçons.

A la sortie du débarcadère, les filles bras dessus, bras dessous chaloupent à qui mieux-mieux tel des marins revenant de bordées lointaines. Plus elles tanguent plus elles se raccrochent aux rambardes, éclatant de rire haut & fort ou bien elles essaient de marcher tout droit mais partent légèrement de biais tout en rigolant. D’autres invectivent les gars de toute retenue puis les envoient paître.

Dans le lot, il y en a des mignonnes et des plus jolies aux visages teintés de douceur et de sévérité : apprécient Fred & Alain. Personne ne les accoste et elles finissent par cuver sur le muret du bord de mer.

Ils parviennent par dénicher deux filles qui ne sont pas saoules et qui n’ont pas l’air d’être portées sur la bouteille comme disaient les vieux du fin fond de sa province.

L’une est grande coupée à la garçonne comme Jean Seberg, prénommée Greta, les pommettes bien arrondies, le maxillaire inférieur un peu plus marqué, l’autre répondant au petit nom espiègle de Martina dite Tina, petite la chevelure longue & bouclée tournée vers la plaisanterie et toujours en mouvement ou en pouffant de rire.

Evidemment, Alain prend la plus délurée s’amusant de leur taille menue en se jaugeant avec une toise imaginaire, trichant chacun leur tour sur la pointe des pieds et Fred la plus élancée et la plus réservée.

Ils échangent leurs photos ; partagent rapidement des goûts semblables vrais ou faux, des sentiments déjà complices mais mesurés de la part des filles, des sourires prometteurs voire a contrario des rires parodiques testant leurs degrés de connivence ; malgré ou à cause de cela, ils se donnent la main ou s’enlacent en se tenant par les épaules pour s’embrasser tel des ados matures.

Ainsi, ils imitent les soûlardes et les alcoolos en titubant sur toute la largeur du trottoir.

Par conséquent, des jeux provenant de leur enfance apparaissent çà et là renforçant la découverte enthousiaste ou la répulsion feinte.

Alain leur propose de prendre un verre dans un café ; elles refusent offusquées qu’il puisse avancer une chose pareille alors que toutes leurs copines picolent à plus soif peut-être se refusent-elles obstinément à leur ressembler. Finalement elles optent pour l’appartement du prof de russe.

Dans leur chambre, ils flirtent une bonne partie de l’après-midi en bavardant, en gloussant, en badinant, en rigolant, en s’esclaffant et en piaillant.

Ce qui fera dire le soir au maître de l’appartement quand ils rentrèrent:

« Les filles ne peuvent pas s’empêcher de “crier“ !

— Désolé !

— Non, non ! C’est comme ça ! C’est la vie !»

 

 

 

 

47 / La frontière norvégienne : le pays  de Solveig


Ainsi les jours défilent aux rythmes des rencontres et des émotions. Ils arpentent de long en large la ville empruntant les anciennes rues et ses placettes à la recherche de l’âme-sœur idéalisée.

Un soir dans les jardins, au restaurant qui bordent les remparts du donjon et surplombent la ville, les feuilles de l’automne précoce en Suède envahissaient déjà les pelouses ; ce n’était pourtant que le 22 Août, ils tombent sur une fête organisée par l’équipe de football locale d’Helsingborg qui a gagné ou un match ou une coupe, ou etc.… bref, en tout cas la fiesta bat son plein et ainsi personne ne fait attention aux individus jeunes comme eux – ils s’y invitent d’office : soirée dansante, musique disco ; pas le style de Fred mais son copain s’éclate dans la danse et vient le chercher pour se joindre à eux car les filles marchent toujours par deux, une belle, une moche.

Dans la salle, sous un nuage de lumière bleu et rose soutenu, coupé en alternance avec du vert et de l’ambre, les cheveux mouillés et les corps en nage collant aux vêtements, se déhanchent à qui mieux-mieux, bras en l’air, genoux d’équerre et tourne & vire et volte & face sur une musique où prédomine les basses et les percussions.  

Fred fait quelques numéros de gesticulation pour faire plaisir puis s’accorde un break pour aller chercher un demi. Vu la fournaise, il ressort vite fait, savourer sa bière.

Cette musique sans musiciens lui apparaît totalement artificielle et magique en même temps. Il a besoin d’un moment d’adaptation pour se fondre dans cette nouvelle réalité et l’accepter comme telle à savoir que ce sont bien des musiciens qui jouent dans un studio ; au cinéma ou en littérature, il a ce même effet de leurre et doit admettre que la fiction développe une autre partie du réel. Peut-être est-ce dû à son éducation à la campagne terre-à-terre où un chat est un chat et non pas une photo de l’animal sur le calendrier des postes ? Néanmoins, il préfère la musique en direct.

Toujours est-il qu’à l’extérieur le long des balustrades de la terrasse, son imagination bascule dans la cour de la maison de son village d’enfance où il chante dans une des cabanes à lapins désaffectées en hauteur telle une scène, à tue-tête en activant un petit bout de bois planté sur le champ d’une boîte en carton de sucre bleu délavé, faisant office de potentiomètre de la radio : « Auprès de ma blonde, il fait bon, fait bon dormir… », « Fais-moi du couscous chérie, fais-moi du couscous… » et « Salade de fruits, jolie, jolie… ».

Certainement pour capter l’attention de son père quand il était là, scotché à la T.S.F. et son œil vert car il passait sa vie constamment en déplacement et sa mère à la tâche avec ses quatre enfants.

Juste un flash puis un brouhaha venant de l’intérieur et des gens qui sortent précipitamment :

— Y’a une bagarre ! déclare Alain.

— C’est   normal ! C’est des sportifs ! assène Fred péremptoire en écoutant  d’une  oreille  les causes  et  les  regrets d’Alain.

Le charme a quitté également les autres invités et participants. Ils terminent leurs chopes, les filles la drague et tout le monde rentre chez soi.

— C’est dommage que cela soit terminé comme ça ! C’était une belle fête, soupire-t-il allongé sur son lit dans la chambre qu’ils occupent chez le Russe.

— Oh, il ne faut pas s’attendre à autre chose avec des footballeurs qui boivent de l’alcool !

Freddy n’appréciait pas ce milieu même s’il avait adoré les Kopa, Justo Fontaine et autre Piantoni de la grande époque du Stade de Reims et joué après l’école au foot jusqu’à la tombée de la nuit.

Dorénavant, le business s’était emparé de ce jeu comme pour les courses de chevaux et mettait la pression sur les joueurs qui en devenaient complètement parano et avaient souvent recours à la dope pour surmonter la tension.

Ils parlaient de tout ça puis la discussion dériva sur le bilan de leur séjour en Suède :

— Je suis content d’être allé jusqu’à la frontière norvégienne, la patrie de Grieg, – Edvard Grieg le compositeur entre autre de la musique de Peer Gynt, une pièce de théâtre d’Henrik Ibsen lui aussi norvégien et d’avoir ressortit plein de morceaux ancestraux du folklore norvégien et bien d’autres compositions encore ; mais surtout « the Solveig’s song »  dont j’adore la mélodie.

Sur ce, il empoigne sa mandoline et se délecte avec gourmandise des phrases musicales romantiques à l’intensité inouïe en La mineur qui évoque le grand nord, les rennes, la neige, les rivières gelées, la glace…

Fred s’aperçoit en l’écoutant que la mandoline est un instrument très prisé des scandinaves et des russophones que ce soit en classique ou en folk. Il colle effectivement comme le violon à merveille sur les chants ancestraux des longs hivers comme le souligne Solveig dans son chant appuyé puis envolé jusqu’au paroxysme sur certaines syllabes tel à l’opéra.

Il remarque contrairement à lui-même qu’Alain, s’est documenté & passionné pour les populations et les coutumes de ces pays de l’extrême nord. Il réalise son rêve d’enfance suscité par les lectures du style « Croc Blanc » ou « L’appel de la forêt » de Jack London pour l’Alaska ou le Canada ; ainsi les trolls et autres lutins lui sont familiers.

— Mais tu as franchi la frontière ou tu es resté côté  suédois ?

— J’ai traversé la frontière et je suis descendu à la station de Kornsjo en Norvège qui se situe à quelques kilomètres et sert aussi de poste de douanes. Ils n’ont pas trop compris ce que je voulais faire mais ils m’ont laissé tranquille ; j’ai pu marcher çà et là. Néanmoins la gare de Kornsjo ressemble à un château majestueux & imposant au style néo-roman de couleur rouge brun aux encadrements de porte et de fenêtres blanc immaculé avec du côté des rails une façade pignon au centre du bâtiment mais pas côté opposé ; ce qui donne une dissymétrie perturbant pour les repères car tu penses au retour te tromper d’immeuble. Ce qui est frappant ; beaucoup de gares le long du trajet ressemblent à des églises.

— Mais as-tu eu le temps de faire un tour ?

— Oui, j’ai vu en attendant le train en sens inverse pour Goteborg, l’orée des grandes forêts avec des grands sapins longilignes à perte de vue, des lacs, des rivières, des fjords surtout du train et la nature sauvage, rude et imaginer l’immensité que cela doit être recouvert de neige & de glace. Impressionnant. Véritablement, un autre continent !

— En fait, tu t’es arrêté avant à Goteborg ?

— Absolument ! Ça fait presque 6 heures de train pour aller jusqu’à la frontière ; heureusement que je suis parti à 6 heures du matin. T’as vu à quelle heure, je suis rentré ; il était au moins 22h30 !

— Exact ! Et qu’est-ce que t’as visité à Goteborg ?

— Oh, le pont suspendu d’Alvsborg 45 m de haut pour laisser passer les bâteaux que certains comparent à celui de Brooklyn alors qu’il en mesure que la moitié en longueur. Par chance, je suis tombé à chaque fois sur des gens accueillants qui m’ont indiqué les bons trams directs ; après, j’ai vite fait demi-tour pour aller au « Naturhistorika Museum », au musée d’histoire naturelle dans le parc « Slottskogen » où domine un énorme éléphant d’Afrique (Angola) de 6 tonnes mais essentiellement pour voir la baleine bleue de 16 m de long et de 25 tonnes le premier cétacé empaillé qui a généré un tas de péripéties pour le réaliser. Mais il y a aussi des ours polaires, des ours bruns, des cerfs, un orque, des oiseaux, des papillons, etc. ; j’aime bien la faune de ces pays là.

— C’est drôle que tu ailles voir des animaux naturalisés ; je te verrais plutôt visiter un musée de peintures ou des beaux-arts !

— Oui ! Mais je n’avais pas beaucoup de temps et je voulais principalement voir en priorité la baleine qui a bercé mes rêves d’enfance et qui représente bien la culture de l’extrême nord ou sud d’ailleurs. A Paris, j’ai plein de revues, de livres sur les peuples Inuits et particulièrement sur les Lapons. C’est la raison pour laquelle, j’aimerais bien un jour peut-être l’année prochaine faire Helsinki en train, passer par la Laponie m’arrêter çà & là puis redescendre à Stockholm ; c’est cette nature faîte d’eau, de forêts et parfois de terre gelée, et d’attente comme le chante si bien Solveig pour son amant, qui me fait envie…

 



 

48 / Retour au Star Club, Hambourg


Sur le ferry-boat du retour, Alain obnubilé par sa place réservée dans le wagon veut absolument l’occuper pour en profiter une fois le train revenu à terre de peur de voir quelqu’un prendre son siège. Engoncé dans ses vêtements robustes et épais tel un plongeur trapu dans sa combinaison, il s’angoisse pour rejoindre sa banquette dans le compartiment ; ce qui agace profondément Fred :

— Mais tu t’en fiches ! Viens sur le ponton et dans la salle des voyageurs ; là, tu vas mourir dans ta cale ; y’a pas d’air et peut-être même des rats ! raille-t-il.

— Cependant, si quelqu’un prend notre siège ; on va se retrouver debout dans le couloir pendant tout le trajet et je n’aime pas voyager brinquebaler dans tous les sens… debout ; dans cette situation, je n’arrive pas à voir le paysage ?

— Certes ! Des places y’en a plein ! Le train est loin d’être complet ; la plupart des gens sont en automobile. Profite du moment ! Tu vas voir en haut ; c’est la lumière. C’est éblouissant. Y’a de l’espace. On peut bouger. Y’a les coursives. On peut marcher…       

Freddy regrettait un peu d’avoir pris le train au lieu du Stop, Alain faisant le forcing pour qu’il prenne un billet et maintenant il s’accroche à son fauteuil tel un escargot à sa coquille.

Arrivé  en haut, il est bien obligé d’admettre que la clarté, le pont spacieux, les corridors, les   salles, le bar, etc., offrent un agrément bien supérieur à sa bulle dans le wagon.

— Après l’escale à Copenhague, on s’installera pour la nuit dans les fauteuils de la salle ; tu verras comme ils sont confortables. Le top ! ajoute Fred.

Fred a besoin d’apprivoiser la nuit, le noir pour appréhender ses angoisses et leur donner un sens ; la musique en fait partie comme la littérature. Il a promis de s’intéresser à la peinture comme au cinéma car il lui faut une grille de lecture pour interpréter ou tout du moins projeter des éléments, des sons, des rôles, des situations dans la réalité qui lui est sienne. Il y a des sens qu’il entrevoit que si un cours ou un exposé de style tutorial lui suggère.

Sur ce, l’éclairage se mit en veille pour que les passagers puisse dormir ; ce qu’il fit également.

Au petit matin, branle de combat et ruade au bar pour boire un café puis l’attente dans le wagon des manœuvres du débarquement à Travemünde.

A la sortie de la gare de Hambourg, guidés par les plans que Fred avait encore en sa possession, ils descendent vers le centre ville.

A un arrêt de bus, Alain interpelle des jeunes filles et leur demande s’il y a des autocars directs pour l’auberge de jeunesse, la jugendherberge :

— Sanct Pauli ? réplique l’une d’entre elles.

— Ya ! répond instinctivement Freddy.

Et les voilà partis dans l’autobus.

Fred aurait bien fait le chemin à pied  par habitude, ne serait-ce que pour découvrir les lieux parfois dignes d’intérêt et susciter ou provoquer le hasard de rencontres nouvelles mais Alain fonctionne différemment ; il visite les endroits après les avoir étudiés et sélectionnés parmi d’autres et prend les transports en commun en conséquence. L’un a la démarche artistique l’autre scientifique.

Dès leur arrivée à l’auberge de jeunesse sous un ciel nuageux, ils filent à l’office de tourisme qui se situe quasiment en face le long des quais.

Après avoir dévalés la butte puis franchis la station de métro aérien pour qu’Alain se fournisse en docs sur la ville, l’hôtesse leur ressert la maison du Chili et tout le reste : la montée dans le clocher de l’église pour la vue panoramique sur la ville ne l’intéresse pas ; par contre la rue des vitrines des filles de joie lui fait briller la pupille et comme elle se trouve sur le chemin pour rejoindre la Grosse Freiheit… ils se glissent derrière les panneaux.

A l’entrée du Star-Club, une affiche annonce Ray Davies & The Kinks. Le programme s’avère alléchant ; Freddy se souvient de la ligne de basse descendante en intro de « Sunny Afternoon » ou le riff saccadé d’accords en barré joués uniquement sur les 3 cordes  basses de « You Really got me » imposant la mélodie sur une guitare saturée et distordue – le frère Dave Davies avait paraît-il lacéré le H.P. de son ampli à coup de lames de rasoir.

Ainsi de retour dans ce décor d’ancienne salle de cinéma reconvertie en discothèque lestée d’une scène qu’Alain découvre pour la première fois, les Kinks un peu vieillis par rapport aux années 60, assurent leur concert qui venait juste de commencé, quelque peu stressés transmettant également au public une mauvaise tension électrique. Ray Davies à la guitare acoustique se retournant souvent vers le bassiste, chantait « Day’s » ; la chanson trop folk, trop pop, trop romantique n’accroche pas du tout. Limite sifflets.

Une altercation s’ensuit à la fin du morceau avec un "roadie" pour apparemment un problème d’ampli du bassiste qui ne fonctionne que par intermittence.

Effectivement, chez les Kinks la basse et les basses sont prédominantes, le maître-étalon en quelque sorte, rythmique & mélodique.  Inévitablement, s’il n’y a pas d’amplis de secours ; le concert est fichu. C’est ce qui se passe. Les musiciens déposent les instruments et désertent la scène sous les huées des spectateurs et les invectives des "roads" qui s’avéraient être les détenteurs du matériel du groupe précédent.

Bref, pour Alain son baptême musical au Star-Club fût raté quoique le rock ne soit pas sa tasse de  thé mais il pouvait danser, ce qu’il préférait ; il le fit d’ailleurs sur un ou deux titres.

Le lendemain en stop, ils franchissent Dortmund et arrivent de nuit à Köln après avoir été bloqués à la sortie d’Hanovre sans voiture où ils passèrent la nuit sur le bord de la route blottis sous l’unique sac de couchage de Fred car il est le seul à en posséder un.

Alain sympathise avec un allemand ancien nazi dans un café qui leur montre son tatouage déniant dorénavant toute appartenance avec l’extrême droite : erreur de jeunesse ! fit-il comprendre en les invitant à passer la nuit dans son studio après leur avoir fait un copieux repas – toujours la démarche d’Alain de dormir chez l’habitant. Fred n’est pas rassuré pour autant mais les choses se passent bien malgré la dureté du sol de la cuisine.

De nouveau la route puis ils se séparent ; Alain file vers Aachen ou Aix la chapelle alors que Fred se dirige vers Liège pour gagner au plus vite Bruxelles.

Il atterrit à l’Atomium : c’est le moins que l’on puisse faire comme attraction moderne ; où en dehors de l’aspect galactique aux sphères chromées et futuristes, il n’y a rien à voir. Il poursuit donc son chemin puis rejoint une grande artère où il dégotte un bus qui l’amène à la gare centrale. De là, il rallie l’auberge de jeunesse à pied tout en briques comme beaucoup d’immeubles le sont dans le nord de l’Europe qui fait l’angle d’une petite rue et face à une église.

Au réfectoire,  il tombe sur un voyageur  qui connaît  bien Brussel avec l’accent en prime qui lui fait visiter la Grande Place – certainement la plus belle au monde avec ses bâtiments et maisons gothiques brabançonnes aux aspects gaufrés et dorés à l’or bordant l’esplanade pavée.

« Manifestement, un joyau architectural ! Manneken-Pis à côté semble anecdotique, juge-t-il ».

 

 

 

49 / Dès la gare du nord, Paris


Dès la gare du nord, la capitale affiche une sérénité et une tranquillité à toutes épreuves. Même les stridences des véhicules ou le fracas des autobus brinquebalants n’entament la tranquillité du ciel gris aux nuages veloutés d’ambre, à l’allure nonchalante diffusant une lumière douce et tamisée, ni sa bonne humeur de rentrer chez lui malgré la fatigue de son périple.

La nuit est vite là. Et Fred décompresse à une terrasse de café après avoir déposé ses affaires à l’hôtel, en bas de la rue de la Gaîté.

Le lendemain, malgré qu’il ne travaille pas, il file l’après-midi habillé en aventurier de salon, pantalon en lin et chemise en voile noir car c’est encore le plein été, au bureau raconter son voyage ainsi que le défi de le faire en auto-stop – et plus particulièrement à son mentor Paul-Marie.

En début de soirée, le Golf Drouot étant encore fermé pour les grandes vacances libérant de facto Fred, ils optent avec quelques collègues du bureau pour un restaurant chinois où ils poursuivent la discussion. C’est là que son copain lui fait découvrit la bougie rouge de Mao emballée dans du papier de soie qu’il vient d’acheter, ressemblant pour Fred à un phallus ;   ce dont il s’abstient de lui faire remarquer.

A la reprise dans le Cabinet de courtages en assurances, l’effet de rentrée passé, il s’aperçoit que rien n’a changé ; il n’y a que lui qui a évolué ; le voyage avec la distance lui a fait voir la société au fond de son âme : sclérosée, figée, raide comme un cadavre desséché que Mai 68 a pourtant bousculée, montrant et désignant des voies d’échappatoires mais la flegme, le statut quo ont repris le dessus : « Et elles les emporteront tous des décennies plus tard ! enrage-t-il ».

Même le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas qui n’est pas sa tasse de thé, fait un constat identique à l’Assemblée Nationale avec sa « Nouvelle Société ». Mais Fred n’est pas dupe ; là il ne s’agit que d’un discours politique. D’ailleurs, le Premier Ministre démissionnera quelques temps après.  

Cependant Freddy est pressé de voir la vie ; il a demandé son émancipation et l’a obtenue. Ce qui a jeté un froid avec son père et une lettre cinglante en retour. « A chacun son tour de subir l’absence ou le rejet, jubile-t-il ».

A la fac, c’est le train-train quotidien de la rentrée universitaire. Ayant réussi l’examen en juin sans difficulté, il commence la seconde année confiant mais réservé quant à la routine qui risque de s’installer chez lui. Car il n’y a plus grande découverte à y faire ; toutes les matières du droit ayant été abordées, il suffit dorénavant de les approfondir. Ce qui ne le passionne guère, lui qui aime la nouveauté en permanence. Cela dit,   il  espère  tout  de  même  être  surpris  par  des  cours  et  y apprendre quelque chose de différent.

Dans l’amphi, sur les bancs autour de lui, l’une désire devenir commissaire de police, son compagnon pour ne pas être en reste, aussi ;  les autres aspirent à devenir magistrats ou avoués mais tous fonctionnaires ; ce qui l’exaspère.

A l’intérieur du hall d’entrée, les Communistes et les Anarchistes font face aux G.U.D. ex-Occident et aux Royalistes. Il se demande ce qu’il fait là ; pas qu’il soit apolitique mais le mouvement de Mai 68 est passé par là et a vidé les rêves des écuries de Nanterre et de la Sorbonne…

Pour tenir le coup, il met la tête dans le guidon, dans les dossiers au bureau, dans les cours de guitare ou dans les Dalloz et les polycopiés, passent ses W.E. au Golf et se paient des sorties à Bobino, au cinéma ou au resto pour s’aérer le cerveau mais pour combien de temps encore ?

Il s’aperçoit que tout se délite pour une évolution de la vie en société autre que la promotion par l’argent et le pouvoir ; et par conséquent tout cela se fige et régresse.

« Commissaire de Police ! lui dit-elle » se remémore-t-il et pourquoi pas Général de Brigade ou encore Directeur d’un Centre Pénitentiaire… ajoute-t-il.

Et lui ?   Il ne veut rien ;  il veut rien de cette société sinon qu’on lui fiche la paix au bureau et dans sa famille mais peut-être pas dans le ciel ni dans la vie.

En fait, il voulait devenir avocat pour plaider ; il adore parler, convaincre, démontrer, etc.… même quand il a tort ; mais depuis qu’un ami de son complice Paul-Marie, docteur en droit et repreneur-successeur de l’Etude de Conseils Juridiques de son père, lui a dit :

« Si tes parents ont de l’argent pour acheter une Etude et sa clientèle, c’est bon ; sinon, tu feras les adultères avec un appareil photo en faisant le pied de grue devant les hôtels minables. Tu ne plaideras jamais et tu ne porteras même pas la robe ! » asséna-t-il.

Autrement dit, il devrait poursuivre dans les assurances ; ce qui ne l’enthousiasmait guère. 

Vendredi soir. Direction Golf Drouot sans passer par la case de sa chambre d’hôtel pour se changer : « Je retirerai seulement la cravate ? se dit-il. »

Progressivement, il avait abandonné son allure Mod’s du début de sa venue au Golf comme le montre la photo de la pochette du disque 33 T. et son langage rock publicitaire. D’ailleurs, il avait gardé les cheveux plus longs poussés pendant les vacances.

En haut des marches, une affichette annonce le groupe de la soirée : « Alan Jack Civilization », même avec le Z, ça fait anglo-saxon réchauffé, se dit-il surtout  après Mai 68…  la civilisation ? Alors là ? Il n’y pense même pas !

De plus, il y a un orgue. Il n’aime pas cet instrument qu’il trouve facile à jouer. Même s’il sait que les enchaînements d’accords ou de solos sont loin de l’être. Disons qu’il n’apprécie pas la sonorité électronique brute des tuyaux électriques sans empreinte créative du musicien telle la guitare la procure avec les « bends », les notes frappées ou les « slides », etc.

Au début du set, il a dû mal à se remettre dans le bain de la musique ; il entend un magma sonore où il ne distingue guère les instruments entre eux. Il lui faut un bon moment avant de les différencier puis d’isoler la guitare tenue par Claude Olmos dixit R & F dans ce bourdonnement de basses et d’acoustiques aléatoires ; il faut préciser que la scène se situe dans un angle du bâtiment et que le son « tourne ».

Bref, ce dernier cingle des solos incisifs qui mordent dans le grondement des basses et des roulements de la batterie – triple croches de cristal dans l’esprit laineux de ce blues français chanté en anglais, respectable pour le “frenchie” Alan jack à la voix aiguë qui dialogue avec la guitare un ton plus bas, attirant l’attention et piquant tout de même l’intérêt de Fred.

Même, si la langue british est de mise, le groupe n’a pas la puissance de « Free » qu’il avait vu en avril 69 avec des morceaux tel que « Hoochie Coochie Man », « Crossroads » ou  encore « Born under a bad sign » d’Albert King.

« Les anglais ont assimilés  le blues américain alors que les français sont tout en retenue voir en approche bourrée de complexes et de crainte, peur de s’approprier quelque chose qu’il ne leur appartient pas alors qu’il s’agit d’imposer sa révolte simplement pour se différencier de la génération précédente et surtout d’intégrer le rythme de l’industrialisation pour le transcender à savoir celui du train (les bogies) Ta-da, Ta-da…, celui du blues, du rock: « problème du rythme de la langue ? s’interroge-t-il, » qu’il ne retrouve pas au Québec parce que la prononciation est restée celle du 18ème siècle d’origine rurale alors que le français s’est sophistiqué avec les Lumières qui, il faut bien le dire n’éclairent plus le peuple depuis bien longtemps avec ses héritiers tel Jean-Sol Partre comme dirait Boris Vian pour ne pas le citer, médite Fred. »

Ce qui se confirmera l’année suivante en 1970 avec le disque de Triangle entre autre qu’un copain entre aperçu lui prêta : « Peut-être demain » où l’intro rock paraît magnifique mais dès que le chanteur attaque le texte, il abandonne le riff et retombe dans la « variette » des plus balloches franchouillardes malgré que les paroles soient des plus intéressantes surtout pour une chanson.

Les années 70 verront éclore un paquet de groupe de pop musique pour le plus grand des business des maisons de disques qui éloigneront Fred du Golf. « Peut-être faut-il chanter le ou sur le riff comme les Kinks le font sur  “Sunny Afternoon”  et  sur bien d’autres titres ! subodore-t-il. »

Depuis qu’il est rentré,  Fred est hyperactif.  Il s’est mis  au fusain en allant acheter du matériel dans la rue de la Grande Chaumière.

Un portrait typé de Samuel Beckett pour son éditeur paru dans les Lettres Françaises lui sert de modèle ainsi que la photo de sa petite amie en Suède ; après il s’attaquera à Léo Ferré qu’il a vu en début d’année à Bobino en janvier.

A ce propos, le concert ne l’a pas enthousiasmé outre mesure en dehors de « Pépée » interprétation très émouvante. Pour lui, comme pour la Nouvelle Vague, cela concerne la génération précédente ; même si Léo Ferré se fend pour faire « d’jeun’s » d’un « C’est extra » de bonne facture pompé sur « Night in Wight satin » des Moody blues.

Par contre la chanson « Avec le temps » qui ne sortira qu’en 1971 mais il ne la chantera pas ce soir-là, le consacrera pour l’éternité avec sa mélodie sur une descente d’accords flamenco. "Pas assez anar d'après son manager."

Sur ce, pour ne pas être en reste, il va voir Georges Brassens mi-octobre 69 à Bobino. Il croise Jean Ferrat dans le hall, Raymond Devos et tout le tintouin. Apparemment, c’est le Grand Soir. Il y a même la télé.

Idem que pour Ferré : à part « Le bulletin de santé » comme chanson nouvelle qui reconnaît que sa maladie n’est pas le cancer telles certaines rumeurs de la presse qui le propagent, mais des calculs dont il a trouvé le remède : le rut ! Et puis l’orchestre qui a fait l’intro ; remets le couvert pour le final avec « Les Copains d’Abord ».

 


 

 

50 / Amougies Festival 1969 : La route du Mont de l’Enclus 


En plein brouillard, crapahutant sur le bas côté dans l’herbe et la gadoue, coincés entre les voitures embouteillées et le fossé gorgé d’eau, Fred & son compagnon de stop amer, affrontent également la pluie, le froid, le vent et un crachin qui giflent les visages & les mains :

« En fait, ils nous ont éjectés ! rage son copain »

Effectivement, ils avaient été débarqués dès le panneau Amougies franchi. Le chauffeur leur avait signifié qu’ils étaient arrivés et qu’ils pouvaient descendre.

« On met pas les gens dehors par un temps pareil avec la nuit qui commence à tomber. On aurait pu rester dans la voiture au moins le temps de trouver un abri voire la nuit s’il n’y a rien, poursuit-il en marchant dans la boue.

— Ils avaient peut-être prévu de dormir dans le véhicule à leur aise, alors que là on était serrés comme des sardines, tempère Fred tout en luttant contre la pluie et le sol bourbeux & glissant.

— Peut-être ! Mais t’as vu le temps ?

— On va essayer de trouver un café d’ouvert !

— Espérons qu’il y a un café ! Ça a l’air d’être un trou en pleine campagne. »

Le brouillard tombe de plus en plus. Au loin, ils aperçoivent un halo de lumière sur les maisons :

« Il y a de la lumière blanche là-bas. Il me semble qu’il y a également  de  la  bleue.  Peut-être  un  bar ?  dit  son  camarade d’infortune.

— C’est bien possible ! Souhaitons qu’il ne ferme pas de bonne heure ! ajoute Fred. »

Le premier réconfort est la chaleur de la salle du café qui les enveloppe comme une doudoune en forme de bienvenue :

« Au moins, on peut se réchauffer. Je ne sais pas jusqu’à quand… ? dit Fred frigorifié.

— Y’a déjà beaucoup de monde. Et la plupart ne me semblent pas des autochtones.

— Tant mieux, au moins ils ne pourront pas nous mettre tous dehors. Par contre, il faudrait qu’on se trouve une table.

— Tout est pris !

— Il faut qu’on guette ! Dès qu’il y en a une qui se libère, il faut qu’on se jette dessus, préconise Fred accoudé au comptoir en lampant son café. »

Dehors, sur le haut des baies vitrées où il n’y a pas de buée, ils peuvent voir à la lumière des réverbères, la pluie qui continue à tomber forte & drue. Et le froid qui rentre dès que quelqu’un pousse la porte complètement transi & détrempé.

Son copain qui était parti aux toilettes l’appelle en lui demandant de faire fissa car  un  guéridon  vient  de  se  libérer. La salle haute de plafond décorée de  motifs  espagnols  aux  tons  pastel,  s’avère être la salle de bal du coin.

« Dans une salle attenante, ils louent 2 mètres carrés de plancher pour étendre leurs sacs de couchages mais il n’y a plus de place, rapporte son copain à l’affût des infos alors que Fredo accuse le coup. 

— Il y a quand même beaucoup de monde qui sont déjà arrivés alors qu’on est que jeudi, constate Freddy.

— Oui et non ! Car le chapiteau prévu est de 15 000 places alors qu’ici on doit être une petite centaine ! »

La patronne leur propose une assiette de soupe et un morceau de pain qu’ils acceptent après s’être renseignés du prix tellement ils ont été gelés pour arriver jusqu’ici.

Après bien des péripéties le festival de pop music français  du 24 au 28 octobre 1969, se fait en Belgique pour faire le pendant au festival de Woodstock dont la presse s’est gargarisée pendant des mois.

Dans la matinée de ce jeudi, Fred prend le train à la gare du nord pour Tournai puis change à Mouscron. Il trouve un stop avec des jeunes plus âgés que lui qui se rendent également au festival.

En direction du Mont de l’Enclus et de Renaix, ils se perdent parce que les panneaux d’indication routière sont positionnés dans l’autre sens (Flandre-France).

A un carrefour giratoire,  le chauffeur  énumère  les  noms de direction et cite Ronse.

« Oui, c’est la direction de Ronse. Je crois que c’est Renaix en français, intervient Fred. »

Les essuie-glaces battent les trombes  d’eau  à  qui  mieux-mieux et le conducteur commence à s’énerver de ne pas trouver la route. Le brouillard et la pluie augmentent l’angoisse d’autant que le crépuscule entame sa descente.

« Le Mont de l’Enclus… ? répète-t-il en sous-entendant un homonyme vulgaire.

— C’est Amougies le nom du village ! Peut-être, c’est indiqué sous cette appellation ! suggère Fred.

— Oui ! Mais sur RTL, ils ont dit de suivre la direction du Mont de l’Enclus ! »

Assurément, RTL & Ricard étant les deux gros sponsors du Festival, ils sont donc supposés fiables.

Après avoir rejoint Ronse, ils font demi-tour puis reviennent sur la N48 avec pour mission pour tous les occupants de surveiller les panneaux. Et là, à une bifurcation au milieu de maisons en brique, dissimulé derrière un poteau électrique en ciment apparu le sésame sur fond bleu « Amougies – Anseroeul » et en dessous sur fond blanc moins visible « Mont de l’Enclus ».

« Effectivement, Amougies est indiqué en premier par contre ce n’est pas indiqué en venant de Tournai, reconnaît-il en s’adressant à Fred à l’aide du rétroviseur intérieur. »

Une dizaine de kilomètres plus loin, la route s’avère complètement bouchée par des véhicules se rendant sûrement  au festival, vu des immatriculations en majorité de la région parisienne et ils se font débarquer juste sous le panneau d’entrée à Amougies.

Au bistrot, ils demandent ensuite après avoir ingurgité  leurs  soupes, des cafés pour essayer de rester éveillés mais l’un et l’autre se retrouvent bien vite affalés sur la table à roupiller. Néanmoins, personne n’est venu les houspiller pour les mettre dehors.

Le lendemain matin à l’aube, ils prennent du café et des tartines beurrées et arrivent tant bien que mal, chacun leur tour à se débarbouiller dans les toilettes. Avec son compagnon d’infortune ou de fortune Marc car ils avaient quand même passés la nuit sur une table et des chaises certes à l’abri de la pluie et du froid mais pas dans un lit, ils se mettent en quête de trouver le lieu des concerts :

« Le chapiteau n’est pas encore monté ! leur dit-on. »

Des rencontres au hasard leurs indiquent des maisons en construction pour y loger. Ils s’y rendent et s’installent dans les sous-sols de l’une d’elles, parés de fenêtres car le rez-de-chaussée n’en a pas.

Il fait frisquet ; la pluie tombe toujours par intermittence ; et le vent gèle les derniers rêves de la chaleur du bistrot. L’esprit maussade comme le temps, ils déambulent dans la boue.

Dans  la  première  maison  pratiquement   terminée   une communauté c’est déjà installée. Un moustachu brun cheveux mi-longs, joue sur une guitare folk style Gibson J45 accompagné par un blond de type nordique aux tambourins. D’autres festivaliers debout les écoutent à la dérobée couvertures ou sacs de couchages sur les épaules. Certains & certaines sont habillés en hippies arborant des peaux de moutons, des tissus indiens, des bandeaux sur le front ou des chapeaux mous et bien sûr les éternels colliers de perles multicolores ou en métal pendent à leurs cous ou aux poignets.

Ils prennent donc celle qui est derrière mais la construction s’avère peu avancée et le rez de chaussée n’est pas pourvu de fenêtres ; ils s’installent ainsi dans les sous-sols.  Son camarade de stop organise les couchages au fur & à mesure des arrivées qui débarquent par vagues tel un chef de clan.

Malgré les vasistas, le froid et l’humidité transpercent les parpaings brut de maçonnerie. Quand ils parlent, de la buée sort des bouches en volutes.

Marc déniche un robinet de chantier près de la maison et informe tout le monde. Quelques-uns en profitent pour l’étrenner malgré le froid.

« Bon ! Si on allait chercher un peu à manger ? dit-il en s’adressant à Freddy et à quelques autres. Ceux et celles qui n’ont pas encore faim pourraient garder nos affaires puis s’y rendre à leur tour quand on reviendra.

— Parfait ! dit l’un avec sa compagne ; on reste là et on ira quand vous rentrerez. » 

 


 

51 / Amougies Festival 1969 : en camp retranché


L’épicerie s’est organisée comme un camp retranché  avec un long comptoir avec les conserves, boissons et autres marchandises derrière sur des étagères grimpant jusqu’au plafond. Devant une vitrine avec des produits réfrigérés et des bancs de fruits & légumes sur lequel trône la balance. A la boulangerie et à la charcuterie c’est un peu pareil.

« On dirait qu’ils se sont préparés pour parer à la fauche ! confie Fred.

— Ils doivent avoir été prévenu par les autorités et s’attendre à un déferlement de jeunes un peu marginaux dans le public. »

Fred s’était laissé guidé par son copain de stop pour les achats et put ainsi se restaurer sans se préoccuper. Des cigarettes passaient de main en main pour faire comme les beatniks.

En début d’après-midi toujours dans le brouillard, ils vont au chapiteau sorte d’immense zeppelin atterri dans les pâturages au milieu des vaches et des prés, pouvant contenir 15 000 à 20 000 personnes, écouter le 1er groupe français de pop music prévu pour l’ouverture du festival que Fred connaissait déjà – « Alan Jack Civilization ».

L’herbe étant encore mouillée, ils cherchent sur quelle assise ils pourraient s’asseoir. Fred opte pour la revue Actuel qu’on leur distribua en arrivant sous titré « magazine de Jazz, musique contemporaine, théâtre & poésie » avec en couverture une photo d’un trompettiste endormi sur un canapé complètement affalé en tenant son instrument sur les genoux. C’est cette image qu’il lui donna l’idée d’en faire un siège.

Auparavant,  il avait feuilleté entièrement le numéro  mais le Jazz et la musique contemporaine n’étant pas sa tasse de thé préférant le blues, le folk et le rock.

Là, le groupe se fait huer par certains ; les autres restent silencieux mais n’applaudissent pas.

« Ils ne sont plus au Golf Drouot ou dans un club avec leurs copains et leurs copines ! déclare Fred péremptoire.

— Tu les connais ? relance Marc.

— Oui ! Je les ai vu au Golf juste quelques semaines avant de venir ici pour présenter les morceaux de leur album produit chez Byg d’ailleurs.

— C’est l’organisateur du Festival, me semble-t-il ?

— Oui ! Georgeakarakos ou Jean Karakos un nom comme ça, le patron de la maison de disques.

— Mais comment étaient-ils sur scène ?

— En club, ça va ! Mais là, c’est l’international c’est-à-dire Tolérance Zéro ! La preuve ! appuie Fred. »

D’autres formations suivent tel Zoo, Indescriptible Chaos Rampant, les Frogeaters ne déclenchant pas l’enthousiasme espéré.

« Ceci dit, cela a eu le mérite de chauffer les oreilles, perçoit Marc.

— Le chapiteau est encore pratiquement vide ! constate Fred.

— Oh ! T’en fais pas. Ils vont tous arriver le W-E… habillés en hippies, rétorque-t-il. »

Sur le podium,  il y a deux scènes côte à côte  quand  l’une joue sous les projos l’autre installe dans la pénombre le groupe suivant.      

Le présentateur annonce Colosseum dont deux anciens, le batteur et le sax, ont joué avec John Mayall ; ce qui rassure et provoque quelques applaudissements.      

La particularité scénique du groupe s’affiche avec le sax et ses grosses lunettes qui souffle en même temps dans un ténor et un soprano sur certaines interventions.

Malgré ce côté spectaculaire, le morceau s’avère bien construit ; « Valentyne Suite » qu’il s’appelle. Il l’attaque à l’orgue par une progression d’accords inspiré de « la Toccata & fugue en Ré mineur de J.S. Bach » ; s’ensuit des solos “orientalisants“ le tout sur une rythmique rock & Jazz offrant ainsi une mélodie relaxante, méditative qui n’est sans rappeler à Freddy la gamme pentatonique japonaise Iwato qu’il avait étudiée. Les anglais surnomment  ce genre de musique « Progressive Rock ». Il y perçoit également une influence de la musique renaissance anglaise ainsi que dans une partie chantée, une complainte digne des comédies musicales de Broadway.

En dehors d’une écoute attentionnée, Fred, le teenager du Golf Drouot prend ses distances par rapport à ces nouvelles musiques mélangeant en gros le classique et le rock que les britishs désignent très justement rock progressif. Ce travail ne résout pas les questions qu’il se pose, sur l’incompatibilité des langues européennes avec la rythmique rock ou blues : Autrement dit, le « peuple » ou les « masses » se retrouvent sans voix contrairement aux américains qui peuvent contester voire résister à la révolution industrielle en “empruntant“ dans les trains de marchandises, sa propre rythmique “ ta-da, ta-da…“ des boggies sur les chemins de fer alors qu’en Europe seuls les aristos et les bourgeois voyageaient dans “ l’Orient-Express “…, enrage-t-il.

Burton Greene présenté comme free-jazz lui apparaît plus dépendre de la musique contemporaine et du jazz pour le rythme…, le détournant ainsi de son analyse.

Après vient le tour d’Aynsley Dunbar Retaliation également ex-batteur chez Mayall qui prend sa revanche avec Frank Zappa comme guest star. Evidemment le batteur étant le leader, il impose le rythme & le riff du chef qui ne fait pas dans le détail mais dans le lourd ; les accords de l’organiste vient uniquement cingler les espaces laissés libres et les solos de Zappa s’intègrent dans le reste délivrant des blues épais & compacts.    

Pierre Lattès présente les « Ten Years After » en mangeant les « r ». Fred s’attend à du rock blues grand public : après un morceau bien « Good morning school girl », Alvin attaque « Help me » et là les solos sont d’une autre trempe : sa rapidité, sa dextérité sont effrayantes et il est assez audacieux pour chanter en même temps. Il passe de la guitare rythmique, à la voix de blues et aux solos qui flambent fluides & rapides. Il met au point des blues-licks qui vont de haut en bas du manche avec une facilité déconcertante créant une intimité tentaculaire. Il donne l’impression au public que le morceau peut s’étirer et se renouveler dans des variations infinies.

Sur “Spoonful’’, le bassiste frappe les cordes comme un malade à limite de les casser ou en tout cas de les désaccorder tandis qu’Alvin Lee double les licks & la voix y compris les « oooh » dans une superposition digne d’un chanteur de jazz. Epoustouflant de maîtrise ! Avec sa tête de minet, jamais ils ne pouvaient imaginer qu’il a étudié la guitare de jazz à haut niveau.

A la fin du set du groupe, ils s’en vont :

« Maintenant c’est au tour du free-jazz ! dit Marc. Et ce n’est pas ma tasse de thé, justifie-t-il.

— Moi, non plus ! ajoute Freddy. » 

Dehors, il fait toujours froid et humide. Il brouillasse par intermittence. Ils évitent les flaques d’eau et la gadoue au maximum.

Dans le sous-sol,  des nouveaux arrivants ont squattés les places. Marc s’active pour faire valoir & reprendre ses droits d’antériorité. Quant à Fred, ça ne le chagrine pas plus que ça car ce lieu ne lui plaît pas. Si l’herbe du chapiteau n’avait pas été aussi mouillée, il serait resté sous la tente même avec le free.

 



 

52 / Amougies Festival 1969 : le « Zeppelin » d’Amougies


Le samedi matin, Freddy quitte cette maison en construction et sait qu’il n’y reviendra pas quoiqu’il arrive ; cette espèce de communauté qui reproduit la cellule familiale l’exècre au plus haut point. Et il laisse Marc seul organiser sa collectivité comme il l’entend.

D’emblée, il se rend au “Zeppelin” comme il le surnomme qui effectivement ressemble vraiment à un OVNI posé au milieu des prés, et les spectateurs à des extra-terrestres…, hippies pour les autochtones. Les vaches s’y sont habituées et broutent le long des bâches.

En pénétrant dans l’enceinte après les formalités d’entrée, il apprend qu’il y a une autre tente plus petite équipée de rangées de planchers pour dormir dans les sacs de couchages ainsi que de toilettes et de douches et il découvre que des gens sont restés à l’intérieur toute la nuit et certains & certaines y sommeillent encore ; la nuit prochaine il sera des leurs.

Il pose son sac et s’en va voir les lieux dont le contrôleur lui a parlé.  Au passage, il prend du café dans les camions frites & sandwichs à l’extérieur et se restaure en schneks. Une douche un peu frisquette le requinque définitivement.

Dans l’après-midi, les concerts reprennent et la foule cette fois arrive en masse.

Blues Convention fait l’ouverture et se plante :

«  Décidément, à chaque fois qu’un groupe du Golf Drouot joue, il fait non seulement un bide mais en plus se fait huer ; ils sont même obligés d’arrêter le set avant la fin et de quitter la scène sous les sifflets, râle Fred. »

Le suivant n’est pas mieux mais il est anglais ; se nomme « Freedom » et s’adresse aux ados du samedi après-midi avec une « Bubble Pop » et vont même jusqu’à demander au public de taper dans les mains et de répéter :

« One, Two, Three… Banana !

— Et puis quoi encore ? Au suivant ! se rebelle Freddy. »

Noah Howard & Frank Wright, se livrent un duel de chiens aux saxos sur une pluie de notes au piano, accompagnés de roulements sur les toms et au-delà…, de Muhammad Ali. Impression de grande liberté pour les musiciens. Impression seulement car ils retombent toujours sur leurs pattes.

Alexis Korner & New Church, soi-disant le sorcier blanc du blues blanc mais sa discrétion à la guitare annihile tout blues pour du R’n B de studios.

Don Cherry : jazz orientalisant. Zen. Relaxant & stimulant.

Retour au jazz dur européen avec Joachim Kühn & Jacques Thollot en déménageur de syncopes. Musique contemporaine. Jazz Classique. Orientalisant parfois.

Et puis Pink Floyd que tout le monde attend, Fred compris : Intro  sur le mi grave à la  guitare,  distorsion  et  reverb  à fond, frappé de manière répétitive, prêt pour le décollage ; puis le mi majeur plaqué et maintenu se perd dans l’écho des galaxies lointaines suivi d’une descente d’un demi-ton pour stabiliser le vaisseau. Et voilà le public parti pour “Astronomy Domine’’.

Des arpèges aigus descendants semblent évoquer les planètes croisées ou à atteindre. Des accélérations sur les basses suivies d’un lâcher d’accords réverbérants permettent la poursuite du voyage cosmique dans la stratosphère, psychédélique diront certains.

Ils enchaînent des morceaux moins planants avec chants de Gilmour ou cris angoissants de Waters puis la folie reprend avec “Interstellar Overdrive” où Frank Zappa les rejoints pour une jam-session  en délivrant des solos orientalisants.

Attaque identique sur le bourdon de la guitare saturée d’écho puis déconnection assurée sur un riff haché descendant. L’envolée spatiale s’accélère tout autant que sur “Astronomy’’ en martelant les cordes basses des accords (deux morceaux de Syd Barrett, se rappelle Fred) puis lâchage sur un accord plaqué, appuyé, contenu, s’évaporant dans l’immensité interstellaire.

A la longue la fatigue aidant, Fred s’endort la tête dans les étoiles du light show qui a couvert tout le set des Pink Floyd de photos projetées et de protoplasmes gélatineux colorés qui se meuvent doucement, se désagrègent puis se recomposent en d’autres formes sous la chaleur des projecteurs.

Devant  la  marée  endormie de sacs  de  couchages,  l’Art Ensemble of  Chicago sonne le tocsin à la trompette et le fracas à la batterie. Fred se trouve doublement chagriné comme tout le monde par ce réveil intempestif mais aussi par la jeune fille qui dormant à ses côtés, tous les deux en chien de fusil, était venue se coller et vice & versa contre lui, s’écarte brusquement réalisant sa (ou leurs) méprise (s) inconsciente (s). Ils se retrouvent obligés de prêter l’attention par la « force » des choses. A ce sujet, il est extrêmement difficile pour un gars de parler à une fille qui se déplace en groupe souvent accompagné de garçon, frère ou ami — voire mission impossible à l’instar du Golf Drouot et ses nanas du 16ème.

Marc se fraie un chemin au milieu des duvets en évitant de marcher sur quelqu’un et s’assoit près de Fred :

« Ils ont réveillé tout le monde !

— Oui ! Mais ils ont été à mon avis mal programmé juste après les Pink Floyd et puis à cett’heur’…, ça fait beaucoup !

— Ce sont pourtant de bons musiciens et ils font une bonne musique mais sont obligés de faire tout ce cirque pour se faire entendre, justifie Marc.

— Absolument ! Ils m’ont l’air de profs en train d’improviser  dans un cours-atelier.

— C’est vrai ! Il y en a un qui fait un thème puis les autres jouent dessus.

— C’est très cool comme musique. Ça explique peut-être que le sax s’est mis à poil en jouant de la guitare en singeant les guitaristes pop car leur musique n’est pas agressive ni violente… aux Etats-Unis, ils ne connaissent que ça alors ils essaient certainement d’y échapper.

— Mais ils veulent se faire entendre… qu’on les écoute !

— Oui ! C’est qu’on fait… maintenant qu’on est réveillés ! glisse Fred ironique.

Après ces pitreries de potaches, ils finissent tous par rejoindre morphée. Marc apparemment avait laissé la « communauté » dans son pavillon puisqu’il avait son sac de couchage mais Fred ne lui posa même pas la question.

Néanmoins le matin de bonne heure vers les 6h30-7h00, les vigiles ouvrent en grand les bâches entourant le sas d’entrée sur plusieurs mètres provoquant un afflux d’air froid réveillant une bonne partie du public.

« Qu’est-ce qu’il leur prend ? s’exclame Marc en colère.

— C’est peut-être pour aérer ? temporise Fred.

— Mais j’ai envie de dormir ! insiste-t-il.

Fred voyant la situation s’envenimer car d’autres récriminations se faisaient entendre avec des noms de gros oiseaux, propose :

— Et bien, viens ! Il y a une autre tente pour dormir avec des planchers. Peut-être, il y a de la place. Allons voir !

— O.K. ! dit-il en ramassant son sac de couchage et ses affaires.

 

 

 

53 / Amougies Festival 1969 : la bohème au festival


Et les voilà partis avec leurs bardas qui traînent au sol dans l’herbe, dans la rosée….  En passant  devant  les  camions de frites déjà ouverts, ils prennent des cafés et des pains au chocolat.

A l’intérieur, des places sont encore vacantes ça & là. Ils s’installent vite fait dans le milieu où il fait bien chaud puis ils piquent un somme après avoir grillé une cigarette qui les emmène jusqu’à 1 heure de l’après-midi – un besoin légitime de récupération après toutes ces nuits quasiment blanches.

Dimanche après avoir effectuées leurs toilettes, ils rejoignent le chapiteau.

Après bien des péripéties au démarrage digne d’un festival qui se veut pédagogique en l’occurrence politique s’additionnant à la promotion de groupes français qui ne passent pas, des mottes de terre et des bouteilles arrivent sur scène et le pianiste du GERM de Mariètan prend une canette sur la tête.  

Evidemment le concert s’interrompt. Le présentateur s’interpose et invective les fauteurs de trouble, en tout cas dans leur direction – de fascistes ! Décontenancés par la charge, ils ne se manifestent plus. Mariètan tel un héros, revient seul et joue un morceau au piano.

Marc qui n’en loupe pas une s’exprime pendant qu’il joue dans l’optique de se faire entendre par l’entourage immédiat car il n’appréciait pas toute la programmation :

« Faire de la pédagogie musicale un dimanche après-midi, c’est peut-être pas le bon credo horaire ni le bon jour. Il faudrait peut-être qu’ils s’interrogent de temps en temps plutôt que de s’en prendre à des ploucs en les insultant de fascistes, analyse-t-il ironiquement.

— Il pousse un peu loin ! Geogeakarakos a semble-t-il, dû enregistrer un paquet de groupe de free et de contemporain et se retrouve avec des piles de disques à vendre dans son magasin rue de Rome. Alors il veut en faire entendre un maximum pour les écouler petit à petit, renchérit Freddy.

— C’est un public qui est venu pour danser pas pour découvrir la musique expérimentale, assène-t-il.

— Absolument !

— Tu viens ? Je vais aller de l’autre côté. Comment t’appelles le côté gauche de la scène déjà ?

— Jardin !

— Je vais donc à jardin car je préfère écouter de côté-là. Tu viens ?

— Non ! Je reste toujours pas très loin de la sortie. Je n’ai aucune confiance dans le personnel dit de « sécurité ». T’as vu l’autre jour, ils ont tout ouvert pour rien. Mais le jour où il faudra le faire ; ils ne seront tout simplement pas à leur poste… comme d’habitude, argumente-t-il.

— Comme tu veux ! J’y vais !

— O.K. ! A plus tard !

Fred se retrouve « seul » au milieu du public du W.E. assez éloigné de la scène où Caravan se produit ; distance qu’il met à profit pour se laisser glisser dans une introspection. La première impression qu’il a, c’est le deuil, la mort et surtout l’agonie.  L’agonie de son emploi qu’il exècre de plus en plus mais qu’il supporte par la force des choses pour son « alimentaire » alors qu’au lointain sur la scène Caravan chantent qu’ils veulent un endroit à eux parce qu’ils entendent vivre comme bon leur semblent même « stoned »… « Ne vous inquiétez pas », ajoutent-ils à ceux qui s’en alarmeraient.

« Comme je me sens mourir » « As I feel I die » titre l’une des chansons correspond à l’état de son esprit du moment. Beaucoup de personnes dans le public aspirent également à une autre vie ; c’est la raison de leur présence ici.

Mais aussi l’agonie de Paris qui s’est de nouveau déglingué à supposer qu’il ne l’était plus. Statufié. Pétrifié. Tel les arrivistes figés dans leurs convictions lors de la manif sur les champs en 68. Réac, quoi !

Le retour des vieux chanteurs anars à Bobino qui déjeunent à La Belle Polonaise en face du music hall… et les jeunes qui bouffent leurs sandwichs midi, matin, & soir et même le W.E. quand ils trouvent une place au comptoir et snobent même les self-services.

Au  loin,   « Caravan »  poursuit  dans   cette   atmosphère somme tout campagnarde, un genre de bohème au festival. Les artifices vestimentaires des premiers jours ont fait place aux gros pulls col roulé fait main, aux pantalons de velours, aux écharpes, aux anoraks, aux parkas car le froid domine même si le chauffage par ventilation assure un minimum dû à des ouvertures de sécurité permanentes sur tout le pourtour du chapiteau.

Le soir, c’est une marée bleue de sacs de couchages qui s’étalent en majorité entrecoupée de toiles beiges ou kaki. Les spectateurs écoutent assis ou couchés, les yeux dans les halos de lumière, recouverts par les duvets alors que d’autres dorment carrément.

Les cheveux non coiffés voire non lavés pour certains transforment tout ce monde en une immense foule de vagabonds new style. Des peaux de moutons retournées Afghans brodées ou des ponchos mexicains égayent les allées improvisées des quelques personnes qui naviguent en sautillant d’un corps à un autre comme son copain Marc.

— Aujourd’hui les concerts, ça été le bouquet. J’espère que « Nice » va remonter le niveau. Plein de gens disent du bien de Keith Emerson l’organiste, constate Marc.

— J’ai lu quelque chose de similaire dans Rock & Folk qui écrivait qu’ils mélangeaient avec virtuosité le classique notamment Tchaïkovski et Prokofiev avec le rythme rock-jazz et la distorsion. Le rock progressif, qu’ils appellent ça… les anglais, renchérit Fred.

—  T’as entendu  cette  après-midi  les  groupes  français ;

C’est une calamité. Il y a vraiment un problème d’autant qu’ils se donnent du mal pour faire des morceaux. Mais toi, qui va au Golf ? C’est ça, que tu écoutes ?

—  Oui !  Mais,  ce n’est pas pareil dans un club et sur une grande scène internationale comme ici. Au Golf, c’est comme un local de répète donc on tolère tout car on joue pour beaucoup en amateur – de la même façon. Après, il y a des « musikos » pro, souvent des studios qui ne se sentent plus péter et qui se prennent pour les grands compositeurs et inventeurs de la nouvelle musique rock mondial. Ici, leur grandiloquence a fait plouf ! Et c’est leurs arrogances que les spectateurs n’ont pas appréciées.

— Par moment, ils jouent bien ; les riffs sont vraiment bien construit comme « Triangle » sur le titre « Peut-être demain » puis badaboum : le chanteur chante à côté du riff comme dans la chanson française, dans les bals ou dans la "variètte".

— De l’humilité, qu’il leur faut ? Ecoute ça, The Nice entrain de jouer « «Karelia Suite » de Jean Sibelius façon rock certes, mais c’est une référence musicale ; la Carélie, c’est un pays partagé en deux comme l’Allemagne, par la Finlande et l’URSS. Toute une histoire ! Le compositeur est un finlandais qu’un copain de voyage en Suède, un fou du grand nord qui connaît les musiciens, les musées, le folklore, les baleines… et qui s’intéresse aux  langues  &  dialectes  des  Lapons  et  j’en   passe,   m’a   fait découvrir… comme le Solveig de Krieg entre autre, ajoute Fred.

— Connais pas !

—  Eh bien ! Ecoute !...  J’aime  pas  l’orgue  mais  je  dois admettre qu’il touche superbement bien.

— … Génial ! déclare-t-il au bout d’un moment.

Ils savourent les déhanchements et autres contorsions du claviériste debout qui secoue en même temps l’instrument et le public avachi ; les flux de la basse à l’archet et de la batterie l’accompagne tel une locomotive lancée dans les grands lacs & les forêts du Grand Nord tel un prototype de scooter des neiges ou de traîneau qui slaloment entre les conifères… mais c’est surtout la dextérité & la virtuosité de Keith Emerson qui fait le spectacle en bousculant l’instrument voire en soulevant le « Hammond » puis en le laissant retomber dans un fracas de distorsions produit par les lampes de l’ampli qui flashent sous les chocs, faisant exulter les rockies que nous sommes tous.  

— Ça je reconnais ! dit Marc en entendant l’intro du nouveau morceau : C’est le « Blue rondo à la turk » de Dave Brubeck ! J’adore ce mec !

Après ce tourbillon, ils eurent droit à Archie Shepp dont ils attendaient beaucoup suite aux bonnes critiques qu’ils avaient lues l’un & l’autre mais ce fut une marche funèbre : « Malcolm is dead » en leitmotiv réitérait tous les membres du groupe. Shepp, ils ne l’entendirent quasiment pas jouer donc impossible de se faire  une  idée  du  musicien ;  un  deuil  que  les  spectateurs  ne purent partager. Dommage pour le free-jazz.

 

 

 

54 / Amougies Festival 1969 : 4ème jour de festival


Lundi matin : 4ème jour de festival où la musique est devenue environnement, nouvelle nature ou forêt vierge, les nouveaux « sauvages » ne cherchent plus à écouter des « compos » sonores mais vivre une autre destinée en communauté pleinement musicale. Le mur du « son » est franchi. On vit.

Fred déambule un peu sonné, groggy comme les autres au milieu des sacs de couchages et se retrouve dehors et croise Pierre Clémenti avec des amies un sac de couchage sur les épaules qui se dirige vers une DS commerciale bourrée d’oreillers, de couettes et de couvertures. Freddie le reconnaît et déclame en le dépassant : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie… » Clémenti se retourne et sourit en amorçant un commentaire mais son entourage lui parle… le reprend… et le froid… et la tête dans les étoiles… et les vappes… Les carapaces ne sont pas toutes entièrement tombées ; Fred passe son chemin.

Le public du W.E. est parti, il ne reste que les aficionados et Marc le voltigeur du soir qui fait sa tournée d’entretien :

— On ne va pas parler des groupes français car ça va tourner à l’obsession ! attaque-t-il.

— Aujourd’hui j’ai flâné, pris une douche… J’ai reconnu.

Eric Bamy et je l’ai entendu au retour sans les écouter tel un mur sonore,… un environnement avec son groupe Les Frogeaters que j’avais vu au Golf il y a quelques temps qui était déjà dépassés  mais là  le public les a trépassés  sans mauvais  jeux  de mots, enfin !

— On a encore deux jours de musique ; il faut en profiter au maximum. Ne nous laissons pas gagner par la lassitude !

— Absolument de ton avis ! Ecoutons ! Enregistrons ! Mémorisons !

— Je retourne dans mon jardin comme on dit dans les coulisses du spectacle, ironise-t-il en s’apprêtant comme à son habitude à volter tel l’oiseau de nuit au-dessus des sacs de couchages.

Arthur Jones d’où il retrouve l’atmosphère du disque Scorpio un piano en plus – beaucoup plus structuré : des descentes et des remontées de gammes à fond de cale sur son alto déferlent sur des roulements de toms et de grosse caisse à l’africaine de Claude Delcloo ; les solos de la basse de Bob Guerin empruntent les mêmes chemins de vitesse filant en opposant les basses aux aigus tel un dialogue soutenu entre deux comparses. Morceau suivant : déchaînements-enchaînements du motif comme l’écrit Henri Michaux – fricassé de caisse claire boostée par les semonces de frappe de grosse caisse – cris d’alerte incantatoires à l’alto voire de discours. Puis la mélodie romantique de Sad Eyes qui fout le spleen le long d’un nulle part désertique en dehors de son imagination arpentant, flânant au gré des néons agressifs et autres lumières de Greenwich village pour se rassurer des immeubles en briques zébrés d’escaliers en fer et de la chaleur des clubs de jazz qui se dégage de l’intérieur…  porte ouverte. 4ème morceau blues cool de “Brother B.“ au commencement puis déchirure, cris, et trilles incantatoires appels modulés en hurlements stridents du sax – du cool à la rage puis le calme revient et la ballade romantique peut recommencer vouée à l’apaisement des âmes du blues – grande maîtrise du début à la fin.

N’étant pas spécialiste de jazz et encore moins de free-jazz, Fred se laisse emporter depuis le début de cette session de « free » par le changement de souffleur & leader Kenneth Terroade et au violon Alan Silva en gardant la même section rythmique basse/batterie/piano et débarque dans une jungle sonore ; y’a du son partout ! se dit-il. Mais bien vite la jungle devient urbaine et New York transparaît dans les brumes des Bermudes d’Alan Silva même si son violon électrique veut célébrer la lune comme il l’a fait sur un disque. Là ce n’est pas le désert mais le fracas des sons et des stridences à l’instar des sirènes en tous genres qui supplantent toutes échappatoires ou fuites, pense-t-il.

Finalement Fred se fait du concert cette déduction (réflexion) (citation) suivante: « C’est l’homme qui est immobile ; alourdi par la pesanteur,  les pieds dans la boue, ancré dans la terre, il n’y a que les âmes qui voyagent (quand ils sont morts). Et puis les églises se mirent à danser. » Des décennies plus tard il apprit que Kenneth était retourné en Jamaïque et qu’il faisait le missionnaire et continuait également de jouer à New York ou ailleurs.

Toujours la même  formation  mais annoncée  maintenant comme celle de Clifford Thornton dont personne s’en plaint – plutôt excellents musiciens. Celui-ci joue d’un instrument qui ressemble à un hautbois et se nomme d’après les connaisseurs qui sont allés aux Indes, installés à proximité de son sac de couchage : un shehnaï. Là ça déménage d’emblée en Afrique avec les congas comme un carnaval panafricain… intello tout de même. Un duo percussions et le Shehnaî qui entraîne tout le monde progressivement dans un solo de l’alto Joseph Jarman splendide que le public applaudit ainsi que la prestation du groupe.

Retour au “tcha poum poum“ avec YES : Fred se demande s’il ne va pas en profiter pour pousser un roupillon. D’emblée, il est conquis par le guitariste qui développe un jeu de guitare (sur une Rickenbaker 330 blanche demi-caisse à la découpe particulière en double pans coupés nets de part et d’autre au bas du manche avec un post collé du nom du groupe)  très personnel hormis sa gestuelle forcée qui avec l’organiste essaient de bouger le chanteur pop par excellence qui ont ou le producteur, choisi de « variètisé » le classique sur des chansons folks américains et une rythmique rock. D’ailleurs Peter Banks le guitariste et peu après l’organiste (membres fondateurs) ont quitté le groupe à cause de rajout sur les bandes des disques de violons et violoncelles à la place de leurs solos qu’ils avaient composés. Bref, le premier morceau invite à cavaler dans la nuit et écouter les sons que vos oreilles n’entendent pas dixit la chanson. Puis une reprise des Byrds comme « I see you » montage de séquence en arpège à la guitare, de plages jazziques etc… De 3mn l’original ils en font 15mn ; d’autres chansons folks notamment « Everydays » des Buffalo Springfield hachées à l’électricité et à la batterie. Des berceuses énervées. Progessive rock, sommeil progessif pour Freddy. « It’s love » chantent-ils. Pourquoi pas ! se dit-il.

Engoncé dans son duvet à moitié endormi voire complètement comme la plupart des spectateurs à cause du froid et de l’humidité. Dans son sommeil Freddy entend crier :  « Get up ! Get up ! Get up ! Get up !... » . Il voit le batteur Twink des Pretty Things avec un pied de cymbales qu’il frappe comme un malade puis descend de scène tant bien que mal et fend la foule endormie dans les sacs en leur marchant dessus puis grimpe à la plateforme de régie pour escalader un des mâts du chapiteau tout en martelant la cymbale.

C’est là que son copain volant de l’aube – eh oui, déjà ! survient :

« Il a bien fait de nous réveiller en plus je voulais les écouter, dit-il en sous-entendant le groupe.

— Tu dormais aussi ?

—  Oui !  Après toutes  ces  journées  et  nuits,  la  fatigue commence à nous gagner. Je ne sais pas si t’as remarqué mais pratiquement tout le monde roupillait… J’espère qu’il ne va pas se casser la gueule ?  dit-il  en regardant  Twink  en  position  très instable qui raisonné par les technos de la plate-forme redescend.

— T’as vu qu’il commence à faire jour !

— Pas tout à fait !

— Ça va pas tarder !

— Alors le Free Jazz ? Les 3 compères Arthur Jones, Ken Terroade et Clifford Thornton, tu les a écoutés ?

— Oui ! Et j’ai apprécié. Peut-être qu’à force d’en entendre on s’y fait. Derrière cet agrégat de rythmiques syncopés, fracassés, il y a des mélodies hyper-intéressantes, très travaillées.

— Absolument d’accord. Ce mælstrom comme tu dis, m’immerge comme dans une musique de film avec des climats, des tensions, des aplats, des phases calmes, des périodes enragées…, etc. Ça rejoint ou découle quand même de la musique classique toutes ces atmosphères ; la différence c’est que cela se passe à l’ère industrielle ainsi que dans les banlieues suburbaines.

— Bien vu enfin bien entendu. T’as remarqué que les morceaux ont toujours un début et une fin comme dans une histoire. Ils racontent ou jouent plutôt une Histoire avec un grand H. Leur  Histoire.

 

 

 

55 /  Amougies Festival 1969 : 4h00 du matin, mardi 5ème jour


« Il est 4 heures du matin et on est mardi : une journée qui commence par la fin de l’autre. Etrange, pense Fred. »

— Normal ! aurait dit son pote (compère) volant.

Sauf qu’il n’a pas dormi.

Les Pretty Things le groupe beatnik par excellence – rock mâtiné de  solos  à l’orientale attaque « Alexander » avec son lick particulier décalqué sur un plan de basse. Le batteur remonté sur scène, a repris sa place que le bassiste avait assurée en partie sur « Blow your mind ».

— C’est un groupe que je voulais voir. J’ai toujours en mémoire ces photos de S.LC. de groupes anglais dont les Pretty Things qui posaient avec une dégaine pas possible tel des clochards dans une rue pourrie de ville british industrielle sous les poutrelles métalliques du métro aérien, avec les cheveux hyper longs affichant le look volontairement sale et dangereux. Ça tombe bien que le batteur nous ait réveillés.

— Moi aussi ! C’était les concurrents des Rolling Stones ; d’ailleurs le guitariste Dick Taylor (qui n’était pas là mais remplacé par un musicien qui joue comme lui – assez étrange d’ailleurs) a tenu la basse chez les pré-Stones puis l’a quitté à cause de Brian Jones qu’il lui avait pris la place à la “six cordes“.

— Ça je ne le savais pas. Par contre, j’ai lu que le nom du groupe vient d’une chanson de Willie Dixon interprétée par Bob Diddley « Pretty thing » à la rythmique très syncopée en étouffant les cordes puis en appuyant sur les notes par intermittence. A ce propos il suffit d’écouter qu’effectivement ils développent un phrasé musical qui s’en inspire beaucoup. Ce n’est pas spectaculaire ; ça fait un peu pub dancing mais c’est carré. Peut-être que cette démarche leur a coûté un certain succès et ont été obligés pour leur alimentaire de faire des films ou une production pour un fils de milliardaire.

— Sûrement ! Mais il parait que les Stones les empêchaient de passer à la TV notamment dans l’émission « Ready Steady Go ! »… Bob Diddley, c’est celui qui avait une guitare rectangulaire comme les cigar-box ?

— Exact ! Son nom de scène vient d’un instrument primaire des joueurs de blues avant la guitare électrique : le Diddley Bow consiste à tendre une corde de guitare un la, un sol ou un ré, sur une planche en mettant une bouteille dessous pour tendre la corde faisant office de chevalet et un boulon avec écrous de l’autre côté pour le sillet et ça se joue avec un bottle-neck. C’est l’invention du slide où l’on retrouve la pentatonique suffisant pour jouer le blues.

— Génial ! Certainement, leurs morceaux ne sont pas très originaux mais puissants – carrés comme tu dis.

— Ça vient du rythme qui s’appelle d’ailleurs le Bob Diddley Beat provenant du Mambo et du Hambone.

— Quésacko ?

— Je ne joue pas au musicologue ; je l’ai lu parce que je m’intéressais aux « Pretty Things » et j’ai découvert que le Hambone consiste aux chanteurs et chanteuses de blues de s’accompagner de percussions en se tapant sur les cuisses, les jambes et les genoux ainsi que sur les joues.

— J’ai déjà vu ça.  Ça me dit quelquechose. Effectivement les rythmes sont proches. Ça peut être l’explication.

— Ceci dit ils ont fait 3 titres et ça fait une heure. C’est certainement l’habitude des pros dans les pubs.

— Toi qui semble les connaître. Les solos du guitariste sont très spéciaux et courts.

— Je dirais que c’est plutôt des licks qui découlent de cette musique syncopée. Mais si tu écoutes Bob Diddley ; il fait des licks identiques. La différence c’est que le lead-guitar des “Pretty” joue des accords barrés etc., en standard alors que Diddley est accordé en open.

— C’est-à-dire des licks ? Et Accordé en open ?

— Lick, lécher ! Des coups de langues mot à mot mais on comprend ce que cela veut dire : Des courtes séries de notes utilisées dans les solos et les mélodies. Le riff c’est la même chose mais grosso modo avec les accords. En standard, on fait les accords que tu connais. En open, les accords sont différents certes mais tu as la particularité d’avoir à vide un accord sans mettre les doigts ou le bottleneck  dans la clé dans laquelle tu t’es accordée. C’est-à-dire si tu es en Sol Majeur et bien tu joues toutes les cordes et ainsi de suite ? Tu as donc le La à la 2ème case et par conséquent, toute la gamme pentatonique  en simple barré, en slide ou avec le doigt (l’index).

— C’est vraiment particulier la guitare ; c’est un instrument qui n’est pas figé qui peut évoluer tout le temps.

— C’est pour ça qu’il est moderne et que des millions et des millions de jeunes veulent en jouer.

— Pour revenir au groupe évidemment le look du groupe de sales gosses interpellent mais en dehors de ça il y a l’influence américaine du blues très particulier d’ailleurs et leur manière de jouer pratiquement tout en accord à part quelques petits solos ça et là – dû parait-il à leur façon au début de jouer du “Rhythm & Blues trash“ et à leurs explorations psychédéliques dixit Phil May le chanteur.

Puis ils ont fait SF Sorrow l’un des premiers opéra rock en 1968 ; qui raconte la vie de Sebastian F. Sorrow enfant né dans l’Angleterre pauvre, l’usine, premiers émois sexuels, la guerre, la dépression, le désenchantement et la vieillesse.

Et il y a une autre chose qui me plaît chez Dick Taylor c’est son choix de guitares : Gibson 335, Hutchins copie Harmony H78 ou encore une Höfner verithin – un son trash tel une guitare bas de gamme fabriquée en Asie, guttural dans les basses et carillon dans les aigus comme dit l’autre.

— Bien vu ! Complètement d’accord !

Dave Burrell / le grand nettoyage sonore et le recyclage du verre / le lavage des scories et écouvillons du cerveau / plus de force de concentration pour écouter seulement submergé  par les vagues ardentes…

Surman /  Fatigue /  Froid /  Humidité  /  leitmotiv qui revient sur les lèvres des veilleurs / “Grandes vagues souples“, segments mélodiques explorés puis accélération… puis l’aube blanche à travers la toile de tente.

Fred & Marc se lèvent et plient grosso modo leurs duvets puis jettent un œil sur la scène où le Gong s’est installé sur l’autre plateau pendant que les autres jouaient. Ils en écoutent un peu puis un musiko’s prend un tambour “napoléonien“ ; et là c’est le trop-plein assommés comme ils le sont – et même si Daevid Allen ex-Soft Machine mérite leurs écoutes. Ils battent retraite.

Les gardiens avaient ouvert en grand la porte d’entrée du chapiteau ; la (l’odeur de la) campagne s’invitait dans la tente, diaphane et calme. Le brouillard s’était dissipé et la pluie disparue ; un grand soleil était venu les remplacer. Cet éblouissement d’un ciel sans bruit pesait tel un grand manteau blanc en hiver sur des âmes épuisées.

Peu de dialogues dans le chemin de terre boueux vers la tente (du – le - gîte) des couchages. Tout à chacun semblait noyé dans ses rêves, les sens encore (labourés) torturés par la rage sonore électrifiée. Mystifiés, transis par l’accumulation massive de concepts musicaux inédits, savants, ou inconnus…  

Dés l’entrée, ils assistent à une scène hyperréaliste de hippies telles les peintures du même nom – l’herbe du pré qui commençait à jaunir en touffes accueillait à même le sol des festivaliers assis sur le bord d’un plancher saisis dans leurs vêtements de sortie (d’apparat hip), écrasés par le sommeil.

A leurs têtes des détritus de toutes sortes mais aussi aux pieds de celles et ceux qui ne voulaient pas se coucher dans la “fange“ et restaient stoïques, assis sur le bord des praticables (modules) de la piste de salle de bal avant de sombrer la tête sur leurs genoux. Ils faisaient un peu 16ème comme celles et ceux qu’ils croisaient au Golf. Ils portaient des habits sans aucune froissure ? Tous leurs vêtements réfléchissaient une palette de couleurs chatoyantes.

D’autres étaient avachis sur les planches les bottes de cow-boy (en l’air) à l’air libre se reposant sur les coudes. Certain(e)s arboraient des tee-shirts car la tente était chauffée et de plus elle était quasiment remplie de spectateurs qui se reposaient. Fred & Marc durent se faufiler entre les corps affalés ou assis pour trouver une place.

Les coiffures avec les cheveux longs des types blonds, noirs, bouclés…etc, et celles des filles autrement plus sophistiquées dans le relâchement, laissait souffler un esprit de liberté (aurait dit Dylan) mais pas communautaire – chacun(e)s restaient dans son pré carré. Des chapeaux s’affichaient ça & là.

Des gens paradaient debout en discutant attifés avec des fripes des Puces de Clignancourt ou des vestes léopards du Carreau du Temple. Cela leur permettaient d’exercer une vigie dialoguée socio-musico-analytique en survolant du regard la masse informe des sacs de couchages à leurs pieds – évidement les cheveux (étaient) bouclés, crêpés et jetés nonchalamment  sur les épaules.

Arrivés dans le milieu de la tente, ils trouvèrent de la place pour étendre leurs  duvets  puis Fred retira sa parka se retrouvant avec sa chemise à fleurs bleues et violettes époque d’Antoine en sur-chemise dont il remonta les manches sur un pull noir. Puis ils s’engouffrèrent dans leurs sacs en se couvrant le visage pour atténuer la lumière et recharger leurs batteries neuroniques.

 

 

 

56 / Amougies Festival : le Show continue


Les Zoo démarrent (9 musiciens) la journée où midi est bien dépassé et la plus part des aficionados sont partis. Set court et largement instrumental ce qui a été accueilli froidement. Il est vrai quand Joël Daydé chante de sa voix forte et en anglais ça se passe autrement par exemple quand il entonne « If you lose your woman » matiné de musique progressive.  Ils jouent du jazz-blues à fortes influences psychédéliques – guitares électriques, violon électrique, orgue Hammond, saxophone, section rythmique très chargée.

Ils étaient allés au village de quoi ramener des victuailles pour se faire des super sandwiches. Marc avait l’âme de cuisinier et Fred suivait se contentant de payer quand il lui demandait à raison.

Dehors, il y avait pas mal de gens qui étaient assis en tailleur dans l’herbe sur des sacs ou autres protections – certains avaient allumés des feux. Ils jouaient de la guitare, du tambourin, de la flûte au milieu d’odeurs d’encens. Ils étaient sûrement saturés de sons amplifiés – besoin de décompresser près des vaches qui viennent brouter juste auprès du chapiteau.

Evidemment ils ont recroisé Mouna…, son vélo…, et ses fans… (Et ses dreadlocks avant l’heure) ­– Ça faisait un peu boy-scout et kermesse mais la musique est de bonne qualité et la foule décontractée au grand dam des politiques et de certains journalistes français des “grands“ médias.

Un grand dégingandé barbu, une sorte de Merlin l’enchanteur vêtu d’une redingote noire, parcourt la scène à longues enjambées avec son violon électrique et son chapeau large de paysan. Voilà East of Eden : un batteur, un bassiste chanteur, un violoneux à la formation classique, un sax électrifié co-fondateur du groupe avec le guitariste tendance rock.

— Je suis fan de ce groupe : premièrement parce qu’il y a un violon de formation classique qui ne peut qu’apporter à une rythmique rock-blues – deuxièmement parce que j’ai acheté leur album “Mercator Projected“ et que je l’ai écouté attentivement maintes et maintes fois tout en me méfiant de l’artifice des studios – en tout cas en essayant d’y faire abstraction car en public tous les effets tombent à l’eau, déclare Marc.  

Ils entament avec “Gum Arabic / Confucius“ : une musique de désert avec les tintements de clochettes assez longuet – évidemment on imagine le troupeau de chévres, puis la flûte magique, sautillante, discursive matinée d’Orient qui chantonne en leader comme Merlin et qui donne le rythme – thème repris à la basse comme riff d’un Jazz /Indo / Arabo / Psychédélique. En arrière-plan improvisation du saxo électrifié…

—  C’est une autre forme de Prog-rock  avec ici des sons et mélodies orientales parce que tout bonnement Dave Arbus (le violoniste, multi-instrumentiste) est allé en Arabie alors que les autres reprennent des mélodies classiques, du moyen-age, du folk de la renaissance, etc., commente Marc.

— C’est long mais pas désagréable – un peu intello tout de même ! concède Fred.

— Je t’avoue que je ne le connaissais car il n’est pas tout simplement sur le LP que j’ai. Mais il développe avec plus de facilité le travail commencé sur “Mercator“ ce qu’on devrait entendre par la suite.

— Le sax touche pas mal !

Le groupe enchaîne un autre morceau :

— Ça je reconnais le démarrage spatial c’est « Communion » puis le riff flûte et violon qui met une tension permanente et un sentiment d’urgence ainsi la batterie déroule une cavalcade de roulements. C’est parait-il une conversation drôle mais inutile de café-bar avec un serveur parlant presque couramment la langue serbo-croate (un truc bizarre en effet) avec à la fin une blague chantée en serbo croate du style un cheveu ou une mouche sur la soupe.

— Etrange, effectivement !

Le morceau “Northern Hemisphere“ hard-rock-blues-psyché au riff de guitare accrocheur où l’on rencontre dans les forêts les gnomes, et où les choses les plus étranges se produisent, ainsi un magicien disparaît et réapparaît, et de belles choses arrivent, des oiseaux qui volent autour des arbres de diamant, puis le vaisseau spatial décolle dans les larsens. Suivi de “Waterways“ chant sur des vautours roses, bleus et blancs, crocodiles, gondoles noires, pyramides, tombes secrètes des rois, capes écarlates, ailes d'or vers Babylone… plainte du violon en intro puis solos orientaux, tambourins…

Marc reconnaît “Bathers“ les baigneurs du lac hongrois de Balaton – « Parfois il y a des sorcières sur la plage qui s’envolent sur les routes de sable… puis se sont jetées à l’eau au son des flûtes gitanes“ chant mélancolique qui surfe sur la mélodie jouée par la basse. Et puis une gigue irlandaise au milieu de leur set qui surprend Marc et tout le public, avec roulement de tambour en intro ainsi que le violon dansant appelant la batterie qui cavalcade.

— Ils ne font pas que dans l’apport oriental ! Ils font également du folk… irlandais, je pense ? demande Fred.

— Je ne connaissais pas ce morceau. En tout cas il ne fait pas partie du LP.

 Ainsi le groupe continua leur exploration parfois expérimentale bordée de solos orientaux noyant la foule dans une « World Music »  avec toujours le sax free-jazz en rappel.

— Epoustouflant ! conclut Fred.

La foule subjuguée, a suivi et applaudi à tout rompre.

“The next band“ comme ils disent en anglais – Sam Apple Pie. Les puristes n’aiment pas – du rock-blues bien gras & bien couillu aux riffs à deux accords avec Frank Zappa aux soli – Moonlight ça s’appelle. Des spectateurs se lèvent et dansent un peu défoncés tout de même. Le chanteur également harmoniciste se livrent à une bataille de soli avec Zappa.

— Après les intellos, ça nettoie les neurones, commente Fred.

— Oui ! C’est bien qui n’est pas mis tout de suite Soft Machine car deux grands groupes musicalement parlant l’un derrière l’autre, on aurait saturé comme l’autre nuit avec le Gong qu’on a pas écouté, rappelle Marc.

— Absolument ! Mais c’est des “musikos“ qui ont fait la programmation ou des gens dont c’est le métier. Par contre il n’y a pas la dimension sociologique ou anecdotique de Woodstock qui « dit » des choses sur l’évolution ou une tendance d’une génération pour une nouvelle forme de consommation.

— Tu y es allé ?

— Non ! Mais j’ai étudié la possibilité car Rock & Folk proposait des billets avion+concerts pour toute la durée du festival mais ça me faisait trop cher. Concrètement ça me revenait à un mois de salaire sans « l’alimentaire » et les à-cotés. Par contre j’ai lu des reportages et vu pas mal de  photos  dans  la presse spécialisée – rock musique.

— Je n’ai même pas calculé l’éventualité d’y aller car je n’aurais pas eu tout simplement l’argent étant étudiant qui essaie de joindre les deux bouts. Mais quand l’opportunité s’est faite pour Amougies après toutes les défections connues, je n’ai pas hésité.

— Idem pour moi !

 

 

 

57 / Amougies Festival 1969 : Soft Machine live


Pendant ce set, Soft Machine a eu le temps de s’installer sur la scène conjointe :  

—“Moon in June“ : Ici, Robert Wyatt chante la vie libre et facile dans l'État de New York bien qu'il ait le mal du pays et qu'il lui manque les arbres et la pluie de la vieille Angleterre. C'était peut-être une excuse pour sa femme et son fils de deux ans resté à la maison pendant que lui était dans l’état de New York et s'était bien amusé de l'autre côté de l'Atlantique, énumère Marc en catimini.

— Thème initial mais il y a d’autres version comme celle à la BBC qui ressemble à un assemblage d’extraits d’autres chansons comme la reprise du 2ème verset d’ « All Along The Watchtower » de Dylan / Hendrix au verset 4 : « Pop stars drink each other’s wine… » ou d’anciennes chansons du S.M. tel « You Don’t Remenber » couplet « Now, I love yours eyes… » et d’improvisations sur la vie en cours dans le studio BBC dont il se moque et(de) la vie passée. Ce schème de collage donne des indications sur la composition où plusieurs mélodies ou riffs ou plans de basse vont s’enchaîner sur des changements de rythme 4/4, 2/4, 4/4, 5/4, 6/4 voire 3/4,…, complète Fred.

— Absolument, ils explorent à fond la gamme Mi 7 comme les musikos de jazz – ça demande de la connaître par cœur comme disait Charlie Mingus. R. Wyatt chante la jolie mélodie aux accents médiévaux dans son agréable voix de fausset aigue ?

Vient ensuite “Facelift“ :

— L’originalité du morceau est la mesure asymétrique 7/4 qui sert au folklore traditionnel et par conséquent les gammes orientales entre autres. L'ouverture utilise une forme libre / avant-garde / riff basse lourd /  chaotique sur l'orgue et pleine de bruits effrayants accompagnés par les cuivres qui rappellent le lifting du visage ( ?), s’interroge Fred.  

— C’est un morceau composé par le bassiste qui tient le tempo jusqu’au bout bien soutenu par la batterie sinon ça partirai en musique contemporaine ou en free, ajoute Marc.

Eamonn Andrews :

— Après une intro cool, planante, souffle la fuzz au piano électrique qui n’empêche pas de repérer les motifs répétitifs à l’instar de Terry Riley, Phil Glass ou encore Steve Reich entrecoupés d’accords secs, dissonants – mesures 9/8 ou 10/8 voire en 12/8 - clé en Mi. Composition musique classique XXème siècle & éléments de jazz proche de la musique répétitive par moments

— Est-ce dû à la personnalité qui donne son nom au titre qui était journaliste à la TV anglaise qui évidemment se répétait ? ironise Marc endoucedé.

Mousetrap :  le  batteur  fracasse  caisse claire,  toms,  en pilonnant la grosse caisse, le bassiste fait de même sur 2 ou 3 notes, l’organiste écrase des deux mains des accords graves et aigus impliquant une cadence infernale telle une chevauchée sauvage au rythme haletant. Les cuivres envoient les soli en trombe relayant ceux du piano électrique.

Profitant des applaudissements discrets alors qu’ils enchaînent le morceau suivant, Marc plus qu’enthousiaste fait partager ses connaissances de Soft Machine.

— Wyatt n’a chanté que sur “Moon in June“ au début qui ne figure pas sur les enregistrements que j’ai, ni “Facelift“ ni les autres d’ailleurs. Espérons qu’il chante encore sur un autre titre. Les chansons psychédéliques “Exits“ ! Ils ont pris le virage Jazz-Rock. Les instruments à vent et les cuivres n’y sont pas pour rien, enrage Marc.

— Mais il me semble que ce sont des compos écrites – je veux dire des partitions écrites pour tous les musikos. Il n’y a pas place pour l’improvisation, glisse Fred.

— Absolument ! J’ai leurs deux premiers albums. Bon Daevid Allen n’a pas participé au second puisqu’il a été refoulé en Angleterre, ni Kevin Ayers parti après la tournée américaine épuisé – c’est effectivement un changement important mais dans le volume II, Wyatt avait repris le chant malgré une influence Jazz.

— Ça ne doit pas être facile de chanter en tapant sur les fûts  des  rythmes  asymétriques.  Ou  alors  il  faut  inventer  une écriture expérimentale. Pourquoi pas ?

— Chanter du “Cut-Up » à la William Burroughs…

Sur ce ils attaquèrent le suivant, Marc  reconnut l’intro :

— Et là c’est “Esther’s nose job“ – titre tiré d’un chapitre du roman “V“ de Thomas Pynchon, un autre écrivain…

Esther’s Nose Job est la pièce maîtresse de Ratledge – rythmes asymétriques. Cela commence par une minute de “crash“ instrumentaux cacophoniques comme une coda pour enchaîner par “Pig”, une composition au tempo rapide emmenée par la batterie et le piano, puis la basse fuzz impose le riff. Quand Wyatt glisse une courte intervention vocale, on est très proche des années psyché puis passe d’armes d’orgue et des sax sur une rythmique tumultueuse. Plus aventureux, “Orange Skin Food” est dominé par une rythmique saccadée par deux notes répétées jusqu’au bout par les vents et les cuivres au final un solo étrange, hypnotique de Ratledge couplé à celui du bassiste – musique dense et emphatique. “A Door Opens And Closes” percussion et orgue et basse martelée tel une porte qui effectivement s’ouvre ou se ferme puis les cuivres – solo romantique du clavier. “Pigling Bland“ solo de sax sur une rythmique concassée de cymbales dadaïste diront certains rehaussée de flûte. Suivi de “10.30 Returns To The Bedroom” intro cool puis accélération de la basse et de la batterie reprise par les cuivres et l’orgue. Le claviériste ne se met pas en avant pour une fois, marquant la rythmique au piano électrique.

Applaudissements   reconnaissants   somme   toute   bien nourris alors qu’en fait le concert continu – il ne s’agit que d’un genre d’interlude plus calme voire silencieux à la John Cage :

— Ils ont rajouté un thème – l’avant dernier qui ne figurait pas dans l’enregistrement, qui a le mérite de rééquilibrer la structure du morceau lui donnant plus d’éclat à mon sens, analyse Marc.

— “Hibou, Anemone and Bear“ encore un que je reconnais, ça fait pas des masses et tant mieux car dès qu’ils vont sortir un nouveau 33T, tous ces morceaux risquent d(e s)’y figurer. On repère le motif de la basse répétitive repris par l’orgue, les cuivres et les vents qui s’avère un peu comme un canevas de leur compo de base classique.

En direct (“Hibou, Anemone And Bear”) mesure 13/8, intro riff basse fuzzy répétitifs effectivement jusqu’à la fin repris par les autres instruments notamment le sax puis le clavier se lance dans un solo furieux et forge ce son d’orgue distordu qui le caractérise et deviendra de plus en plus sifflant avec le temps. Après le solo des cuivres, vient une série de brèves chantées par Wyatt qui sonnent comme des extraits de pop psychés recyclés dans un cadre de jazz d'avant-garde.

Le public applaudit poliment sans plus malgré une attitude studieuse. Beaucoup les découvrait à commencer par Fred qui en avait entendu parler dans la presse mais n’avait jamais écouté un disque en son entier.

— Moi je suis complètement profane en jazz dit-il, je pense qu’il faut en écouter beaucoup et surtout l’étudier autrement dit en jouer. Par contre, j’ai pu m’accrocher au set du Soft qui m’a déçu non pas au niveau de la composition – ça j’apprécie, mais l’absence de chant c’est-à-dire plus de mélodie, de liant…

— Il est vrai que cela m’a surpris aussi mais il se rattrape avec les vents et les cuivres néanmoins je crois que si Wyatt s’en va – car c’est l’organiste qui a la mainmise sur beaucoup de compo ; le groupe s’écroule. Ceci dit, dès qu’il sorte un disque je saute dessus !

— Fais des économies parce que si c’est un double – c’est pas donné !

— T’as raison car avec ce qu’on a entendu, il y a de quoi faire 2h mini même si là ils ont fait plus court. À 30 min par face, ça fait un double. Exact !

— Oui, un peu plus d’une heure, dit-il en regardant sa montre.

 

 


 

58 / Amougies Festival 1969 : Captain Beefheart et ses acolytes


Comme on était de fait à la campagne, il gelait dès la nuit tombée et l’humidité de l’air transperçait tous les vêtements qu’on avait enfilé les uns sur les autres.  Calés dans les duvets, on regardait et écoutait les groupes.

Les spectacles se déroulaient dans une immense tente blanche, enfumée par les clopes roulées ou pas. Et les volutes dégagées par celle-ci ainsi que les chauffages & la chaleur humaine créait un fog avec l’humidité,… idéal pour le light show.

Débarque Captain Beefheart et son Magic Band et les looks qui vont avec – Chapeau haut-de-forme pour le Captain affublé de sa redingote marron et de ses grands bottes de cuir, tenant une liasse de feuillets comprenant les paroles des chansons – foulard en bandeau retenant des cheveux hyper longs pour le guitariste ainsi qu’un maquillage et des lunettes de soleil zarbi comme pour tous les autres musikos – le sax arbore une sorte de masque à gaz qui se révèle être une charlotte de douche bariolée et des grosses lunettes de soleil rondes à larges montures en plastique blanc plus une barbe de hipster pour couronner le tout.

La dégaine à la manière des Mothers of Invention de Zappa, va avec la musique de clodo à première vue mais l’impression est vite démentie dès les premières mesures car la déconstruction faussement free du rock, du blues, du jazz, du blue-grass,   de   la   country…,   etc,    s’avère  hyper  composée & compliquée. (Le concert dura un peu moins d’une quarantaine de minutes – 38 min formellement)

“She’s too much for my mirror“: “Elle est trop pour mon miroir / Elle a failli me faire perdre la tête / La façon dont elle en abuse fait que je ne veux plus jamais l'utiliser“, est l'histoire d'un malentendu amoureux. – jeux de guitares hachés au début qui font un duel intégrant des cassures, une progression harmonique à la limite voire carrément dissonnante mais qui n’empêche pas Beefheart de tenir une mélodie rude certes et de flirter avec des changements de tempos. Ça fait beaucoup de techniques instrumentales. Néanmoins, la mesure retombe sur un 4/4 brinquebalant ou nonchalant.

Humour caustique il en va de soi mais exécution au doigt et à l’œil surtout à l’œil car il se retourne constamment sur les musiciens et les dirige d’un regard de fer.

— Pas si cool qu’il n’y parait, le Capitaine ! dixit la pensée.

"My Human Gets Me Blues." “Dans cette vie, être humain me donne le blues“. Une propulsion rythmique de machines-outils accompagnée de roulements de tambour, est renforcée par une bataille de guitares aux accords tranchants. Quant au texte il parle de la dissolution de dieu en garçon. Tout un programme typiquement américain d’ailleurs.

“The Mascara Snake“ qui est le surnom du sax, souffle dans  la corne d’une façon tordue – un genre d’intro dont la suite ne vient pas… puis Beefheart annonce « Wild Life » (vivre dans la montagne avec les ours avant qu’il (la société) lui prenne sa vie sauvage.) – Toujours le concasseur à la batterie sur un air de blues à l’harmonica, une vie sauvage un peu poussive sur la fin malgré la voie d’outre–tombe ou de corne de brume de Van Vliet et un solo de clarinette. Applaudissements respectables.

"Hobo Chang Ba" – Intro solo guitare digne des grands blues-rock puis le “casse-assiette“ vient remettre de l’ordre haché “Beefheartien“.

Les guitaristes déchirent des solos tout le long de la chanson et claquent des accords en hoquetant, hachant le rythme, qui parle spécifiquement des immigrants asiatiques qui sont venus en Amérique chercher du travail, mais qui ont fini par devenir des clochards, voyageant en train dans l'incertitude du lendemain.

"Chang Ba" est son nom, et vit maintenant en nomade. On le (re)trouve se réveillant dans le froid matinal dans un wagon de chemin de fer, "Mornin' time t' thaw" ou bien “C’est l'heure de la décongélation“, comme il dit.

Il y a un défi et une dignité dans sa situation. Il parcourt des kilomètres sans fin à la recherche d'un nouvel avenir et si celui-ci ne se trouve pas à l'horizon, il y a toujours des lignes de fuite du rail au-delà. Cette mobilité devient une fin en soi. Chaque nouveau lever de soleil est porteur d'un avenir possible. Il est devenu si déraciné que sa mère est maintenant l'océan et que "le train de marchandises est mon père".

"When Big Joan Sets Up" ou  "Quand la grosse Joan sort, ses bras sont trop petits/ et sa tête est comme une boule". Mais lui aussi est trop gros pour sortir à la lumière du jour, et il tourne toute la nuit dans une Mercury Montclair.

Les guitares jouent un riff push-pull répétitif. Mis à part une longue pause remplie par un solo de saxophone gribouillé et déchiré, le groove est maintenu jusqu’au bout. Et le pouls et le rythme sont fantastiques.

“Who will be next“ (Howling Wolf) : le blues au final avec Frank Z. à la guitare et Van Vliet à l’harmonica était un changement de rythme bienvenu par rapport aux sons « Space & Thrash » précédents. Quelques bravos et applaudissements pour conclure.

— Waouh ! Même si on a entendu quelques titres sur disques comme j’en ai eu l’occasion… ça secoue vraiment ! avoue Fred.

— Moi, j’en avais entendu parler et un copain m’avait passer le 33T “Safe as Milk“ et je m’étais promis d’écouter davantage Beefheart ce que je ferais quand j’aurais des sous. Parce que là, tout ce qu’ils ont joué ne sont pas sur cet album. Je sais qu’il en a sorti un autre mais je ne pense pas que cela se trouve sur le second enregistrement, indique Marc.

— D’après R&F, Zappa aurait produit son nouvel album et  là… il ferait la promo !

—  Je comprends mieux !  Car là,  il est complètement dans la déconstruction alors que dans le 33 T que j’ai écouté c’est du blues-rock avec Ry Cooder  à la guitare  en  super  innovateur  et Beefheart en créateur. C’était groovy !

Dans les 5 heures du matin, Chris McGregor et son combo plus des invités, jouaient avec application un jazz un peu free mais avec une base africaine cool.

— A côté du Magic band, c’est relaxant ! savoure Fred.

—  L’interaction  entre  les  cris  de  blues  (ou  de  veaux égorgés diront les mauvaises langues) de Beefheart et les guitares en guerre trempées dans l'acide, créent une harmonique empilée qui est tellement rafraîchissante après 400 ans de musique basée sur la tierce – la guerre instrumentale entre les guitares est vraiment ce qui me plaît ici… Qui essaient de s'éloigner de l'harmonie traditionnelle et qui utilisent encore des mélodies basées sur le blues à part Coltrane ou Ornette Coleman? C'est fascinant sur le plan harmonique et mélodique, assène Marc.

— Certes ça décoiffe, ce qui n’est pas pour me déplaire mais ça manque de scène. S’ils jouaient plus souvent [ensemble] dans des clubs ; le son serait plus rond et plus en place. Là on est encore trop dans l’expérimentation ou dans la recherche, réponds Fred… Ceci dit, les guitares déchiquetées, au son impressionnant, dissonantes mais mélodiques dans un sens, jouant toutes les deux des gammes de blues, mais l'une d'elles sera une quinte ou une quarte au-dessus de l'autre, s’avère une sacrée critique des sons machiniques des usines et de la  production en générale de la société industrielle, ajoute-t-il.

— Bien entendu ! Je me rappelle une des célèbres blagues d’un musicien: "Vous savez, n'importe qui peut... utiliser des accords farfelus et faire sonner les choses de façon erronée. Mais ce n'est pas facile de les faire sonner juste".

—  Il y a une chose que j’ai fait sur tout les free-jazz et  les musiques dites complexes jazz ou assimilées ; c’est l’écoute des basses, puis je me concentre là-dessus. J'ai trouvé que même les passages musicaux les plus inaccessibles semblent se mettre en place autour d’elles quand je fais cela.

— Je pense effectivement que c'est un puzzle qui se résout progressivement, morceau par morceau.

— Oui, il y a de ça. Beefheart transgresse toutes les règles, dans un flux de rage, d’agonie, d’extase… boogie mutant, blues biscornu, compositions sonores déchiquetées : dans ce capharnaüm méthodiquement organisé, chaque instrument semble engagé dans un déchaînement discordant, dont le but est de faire table rase de tout ce qui a pu exister auparavant

— Pour autant, les structures musicales anguleuses aux arêtes saillantes propres au Magic Band ne sont en rien rabotées car il plaque dessus une mélodie voire revient au 4/4 après une intro expérimentale de style free-jazz.

— Absolument, c’est l’archétype de la musique de Beefheart. Entre Free Jazz et Blues, on y retrouve outre les vociférations du Captain sur des textes plus ou moins improvisés dans la lignée des dadaïstes, des nappes d’un saxophone dissonant qui queutent enrobé de clarinette et de combat de guitares décalées harmoniquement jonglant sur des rythmiques syncopées.

Pendant cette exégèse un peu fouillée, un vibraphoniste vient divertir la foule pour son plaisir puis Fat Mattress s’imposa avec Noël Redding bassiste du Jimi Hendrix Experience, évidemment attendu, pour un long set.

Dernier groupe pop à jouer un rock-blues-folk-psyché confortable. Noël Redding fait l’intro pour asseoir un riff mais derrière ça suit pas. Déjà que lui a dû mal entre les accords à placer des licks…, occupé par le chanteur qui fait des vocalises un peu flamenca psyché…, mais rien de transcendantal.

— Noel Redding n’a tout simplement pas d’aura ; il n’a pas de charisme… Merci Jimi Hendrix, peut-il dire !

 



 

 

59/ Amougies Festival 1969 : Ça sent la fin !

Sur ce ils s’effacèrent dans leurs duvets puis s’assoupirent au pays de slumberland sur ce set puis sur le quartet de Robin Kenyatta.

Ils se réveillèrent sur Steve Lacy et son combo, de peur de rater quelquechose qui s’activent sur l’autre scène dont Irene Aebi au violoncelle qui place des parties vocales qu’on pourrait décrire comme du jazz expérimental, se mirent en place puis attaquèrent.

— Là je décroche, confie Marc en écoutant les premières mesures de Steve Lacy qui font un peu opéra jazz. Pourtant j’apprécie le Soft qui dérive sur le jazz mais là c’est trop contemporain issu de la chaîne du classique comme la musique ainsi nommée.

Annoncée par le speaker « Musica Ellettronica Viva » comme Music “New Thing » !

— Là pour finir ils n’ont pas trouvé mieux que de la musique contemporaine voire expérimentale à 8h du matin dans une journée inconnue de fin d’espace où on a entrevu un monde différent voir nouveau !

— Avec le froid, l’humidité et la fatigue c’est vraiment la queue de poisson.

— Mais on va garder nos a priori épuisés surtout dus à un manque de sommeil pour écouter. Ils disent “vouloir faire une musique révolutionnaire entre les mains du peuple“. Alors écoutons au chaud dans nos duvets leur Révolution qui s’appelle pour commencer “Spacecraft ou Vaisseau Spatial“.

— T’as remarqué que la plupart des spectateurs sont partis. On aurait pu le faire également mais soyons un peu découvreur & aventurier de nouveauté puisqu’ils parlent de “New Thing“.

— Au début le “Vaisseau Spatial“ est encore à l’usine dans la fabrication et au montage des pièces ou je rêve ! s’indigne Marc.

— Après un décollage laborieux proche d’une salle de cafétéria, ils naviguent comme dans un film de science-fiction bon-marché, surenchérit Fred.

— Ça fait un peu basse cour quand même !

— C’est vrai ! On se croit pas trop dans une navette spatiale.

— Il y’a un peu des loups d’appartement et des chanteurs de fin de repas par-ci par là, se moque Marc.

— Ça vocalise en crypté normal quand on est dans un vaisseau spatial ou sur un terrain de football en banlieue avec les percus de sortie, ironise Fred.

— Apparemment dans le “vaisseau“ ils font les tâches ménagères et dialoguent sur les tenants et les aboutissants.

— Un astéroïde vient de passer et les spationautes applaudissent.

Applaudissements !

— Les critiques et les moqueries aident à faire passer les morceaux car c’est hyper angoissant et déstabilisant surtout à cause de la longueur des titres.

— Deuxième morceau “Friday“ : Là on est dans une gare de triage et à proximité d’un port maritime où l’on entend les cornes de brume.

— On entend des voix au loin comme dans une gare où les gens en attente, commentent leur voyage ou les horaires des trains.

— Exact ! On dirait également des mères de famille qui s’expliquent avec des enfants criards parce que fatiguées et désorientées.

— Par moment ça fait un peu bruits de bureaux.

— Ou un peu téléscripteurs en morse !

— Il y a pas mal de blancs et d’accalmies sonores qui appellent à une “musique“ planante ou satellitaire.

— C’est vrai ! Ça fait un peu zen !

— Gong zen !

— Troisième morceau “The Sound Pool“, ils sont très didactiques avec sirènes humaines d’accompagnement en intro qui fait un peu beaucoup ambulances New Yorkaises.

— A ce titre, ils ont annoncé “apporter vos sons et jeter les dans la piscine“ autrement dit ils demandent aux gens de venir sur la scène pour jouer leur musique encadrés par des musicos pros qui devront cadrés tous les délires.

— Par contre à la différence des deux autres c’est la rythmique très rock.

— Ça ressemble effectivement à une coda rock n’ roll sans fin avec les percussions à la batterie saccadées qui bat à un rythme infernal, les guitares super saturées et les solos d’aigus à n’en plus finir agrémentés de cris.

— Le sax s’en donne à cœur joie !

— On les laisse terminer comme ils veulent. Il s’agit tout de même d’improvisations.

Les derniers dormeurs sortent des sacs de couchage voir de dessous une tente car il y en avait au moins une. Les yeux bouffis. La plupart des spectateurs sont debout sonnés, hébétés que ce soit la fin. Personne ne songe à partir. Un groupe se forme au pied de la scène et refont les concerts. Fred & Marc en font partie. Comme dans les hall ou dans la cours des facs, l’attroupement s’agrège autour d’un leader qui déclame son speech souvent théorico-politique et les autres parfois le relance pour essayer de lui prendre la parole. Ici ces joutes verbales ne s’éternisent point car le sujet est la musique et non la politisation que certains ont tentée depuis le début du festival d’installer.

Ils déambulent sur l’herbe rabougrie le long de la bâche du soleil levant au milieu des déchets et du public encore assis sur des couvertures ou des duvets portant des pulls en laine fait main à col roulé car il fait froid d’autant que le chauffage de la tente est maintenant coupé pour vider les derniers fans qui traînent.

A contre-jour Fred arpente, – sous l’œil d’un photographe pro (appareil sur l’estomac prêt à shooter) dégarni en partie arborant son gilet en laine ocre aux manches orange, sanglé de brassards noirs coupé d’un liseré blanc, les mains dans les poches d’un jean’s en basketts, supportant son sac à dos « vieux campeur » coiffé de son bonnet en laine et son vieil anorak, avec des étonnantes basket blanches dans cette vieille poubelle comme un vieux beatnick les ayant trouvées à sa mesure, – la tente de long en large chose qu’il n’avait pas pu faire car les sacs de couchages étaient collés les uns contre les autres en dehors de quelques uns ou unes comme Marc le messager volant, Hermès ou Mercure qui jonglait sur les coins des duvets pour éviter de piétiner les corps et les pieds.

Il y avait des bus qui attendaient les festivaliers pour les emmener à la gare. Les traits tirés, encore abasourdis par les sons, les projos, les images… ils ne cherchèrent même pas à faire du stop, ils montèrent en silence. Ils ne se parlèrent pas ; la fête était finie. Ils redevenaient des “étrangers“ qui allaient retrouver leurs occupations chacun/es de  leurs côtés.

 

 

 

 

60/ Montparnasse Janvier 1970

En ce début de l’année 1970, les choses ne sont plus du tout pareilles. Au bureau, ils lui font tous la gueule parce qu’il a été dans un festival de pop music annoncé, décrié et vilipendé par France-Soir comme toxique c’est-à-dire : – tous drogués. Il est devenu le pestiféré même ses « ami(e)s gardent leurs distances devant la matrone en cheffe et sa « secrétaire », des acariâtres finies, vieillies sans mômes. Déjà les cours de droit et les examens qu’il réussit à la fac n’étaient pas très bien accueilli c’est le moins que l’on pouvait dire alors là France-Soir qui a déliré tous les jours sur Amougies, c’est trop. 

Il n’en a que faire :

— Si elles veulent la guerre ; elles l’auront et après je me tire ! déclare à ceux, celles qui veulent l’entendre.

Et puis le Golf Drouot pour décompresser ;

“ J’étais chauffeur de taxi, j’ai entendu la sirène, je me suis garé et suis parti dans un rêve… les trois filles criaient « la côte ouest s’écroule, je vois des rochers dans le ciel » puis « j’étais une femme, je t’ai emmené faire un tour, je t’ai laissé piloter mon avion, cela semblait te faire du bien, car tu as le genre de type qui aime ce qu’il raconte »  et « j’étais endormi, avec une couverture sur moi. Je suis resté un bon moment, jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que j’étais mort. Le coroner fût sympa, je l’aimais bien. Si je n’avais pas été une femme, je crois bien qu’ils ne m’auraient jamais attrapée. Ils me rendirent ma maison, ma voiture et tout fût dit ». D’après Neil Young “The last trip to Tulsa“¨.

Fred avait fini ses portraits au fusain de son amie suédoise et de lui-même moyennement réussi par contre celui de Beckett pompé sur une photo parue dans Les Lettres Françaises et celui de Léo Ferré le satisfaisait

D’autre part, il s’était fait un rallye sur les poches de Roger Vailland, ceux d’Apollinaire et d’Artaud…

A la terrasse d’un bar en bois aux portes sculptées rue Delambre, Fred avec sa femme se raconte à des plus jeunes qui se réclament les nouveaux propriétaires associés tous issues du milieu du spectacle ou du cinéma, sa vie dans ce quartier dans les années 60-70.

— Où logez-vous ?

— Là à côté, à l’hôtel la villa Modigliani.

— Vous venez souvent ?

— Une fois tous les deux trois ans.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Une bière belge ?

— Affligem, Leffe, Grimbergen ?… 

— On va commencer par une Leffe, si vous le voulez bien. et toi Virgin’ qu’est-ce que tu prends ?

— Un cocktail féminin avec peu d’alcool !

— ???

L’entendant parler les voisins de la table d’à côté noue l’échange :

— Vous connaissez le quartier ?

— Oui ! J’ai vécu au-dessus à l’hôtel dans une petite rue qui donne sur la rue Raymond Losserand et comme j’étais à fac de droit plus bas je passais tous les soirs par ici.

— Nous sommes les nouveaux propriétaires, ici était le lieu de Marguerite Duras ou de Samuel Beckett et bien sur d’Orson Welles.

— Beckett, je l’ai croisé plusieurs fois rue de la Gaîté. Il marchait avec ses grandes jambes et ses pantalons étroits sur le trottoir de Bobino et ses bras rythmaient la cadence avec la moumoute de cheveux gris bien dégagés au-dessus des oreilles et coupés au cordeau supportant son visage émacié tout en rides comme un tampon irlandais qui filait à son appart bd St jacques, je l’ai appris bien plus tard qu’il habitait là-bas. Je pense qu’il passait par là pour rencontrer des artistes qui passaient à Bobino où la cantine entre guillemets se situait en face et s’appelait « La Belle Polonaise »…

 

—   Hey Joe ! T’as qu’à (pas) traîner comme ça ! (dire straits) fredonne-t-il.

Alors il plaque tout. Donne son congé à tout le monde puis met la moitié de ses affaires sur le trottoir et l’autre chez son copain du bureau ; le seul à ne pas le lâcher complètement – du moment qu’il se tire.

 

 Porte d’Orléans avec son carton pour Lyon, son sac marin et sa guitare il fait du stop.

Puis il rencontre le Vide contrairement au bouquin de Jack Kerouac « Sur la Route » qui rencontre de milliers de personnes plus intéressantes les unes que les autres. Là c’est le macadam et les bas côtés où l’herbe ne veut plus repousser. Il aurait dû reprendre un tour          avec les auberges de jeunesse comme il l’avait fait en Europe du nord pour aller en Suède. Au moins le soir il rencontrait un peu de personnes. Comme l’a dit un chanteur dix ans après quand t’es dans le désert et que tu commences à voir des mirages faut mieux faire demi-tour sauf qu’il n’y a pas de retour possible

 

 

 

 

 

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